LE DERNIER DES SIENS

LE DERNIER DES SIENS

"1835. Gus, un jeune scientifique, est envoyé par le musée d'Histoire naturelle de Lille pour étudier la faune du nord de l'Europe. Lors d'une traversée, il assiste au massacre d'une colonie de grands pingouins et sauve l'un d'eux. Il le ramène chez lui aux Orcades et le nomme Prosp. Sans le savoir, Gus vient de récupérer le dernier spécimen sur Terre de l'espèce."

Ce récit fictif et romancé de l'apprivoisement réciproque entre un homme et un grand pingouin m'a franchement bouleversée. J'ai adoré !

C'était déjà bien parti pour moi qui résiste aussi mal aux pingouins qu'aux chats (et aux ours) en couverture, mais je ne m'attendais pas à être aussi prise au coeur par ce récit qui sonnait si vrai et d'autant plus tragique que les grands pingouins ont vraiment disparu.

J'ai adoré l'histoire entre Prosp et Gus, l'évolution de leur relation, entre méfiance, incompréhension et curiosité au début, et attachement profond au fil des années. Le tout est décrit avec beaucoup de réalisme dans une écriture précise, visuelle, sobre et très agréable.

Le grand pingouin est une espèce officiellement éteinte en 1844, exterminée par l'homme qui les massacrait pour se nourrir ou vendre leurs dépouilles à des musées et collectionneurs, alors qu'on la connaissait depuis au moins vingt mille ans !!! Une disparition que j'ai découverte tout récemment dans le manga La Concierge du grand magasin.

Outre l'évolution extrêmement touchante de leur relation, j'ai adoré les réflexions qui animaient Gus en observant ce grand pingouin dans leur situation pour le moins insolite.

"Ils s'entendaient bien, ils se faisaient confiance. Il y avait comme une intersection entre leurs deux mondes, une zone de croisement dans laquelle ils vivaient en bonne intelligence.

[...] Mais, hors de cette intersection, tout différait. Gus se demandait qui de lui ou de Prosp voyait le monde tel qu'il était. En vérité, chacun le voyait à sa manière tel qu'il était. Prosp par exemple ne semblait pas distinguer certaines couleurs. |...] Mais peut-être que Gus non plus ne voyait pas toutes les couleurs autour de lui, de sorte que le monde alentour n'avait rien de commun avec la description qu'ils auraient pu en faire, lui et Prosp, si Prosp avait su parler. [...] Peut-être les pingouins et les hommes avançaient-ils dans des séries de conventions qui les empêchaient de mesurer le décalage entre ce qu'ils voyaient et la réalité, ou alors la réalité n'existait pas, tout était interprétation. Et ces malentendus entrelacés leur permettaient de se comprendre."

J'ai adoré Prosp aussi, qui avait son petit caractère, assez soupe au lait, terriblement drôle et attachant malgré tout, et que l'auteure, Sibylle Grimbert, a su rendre si réaliste et vivant l'espace de ces quelques pages.

"Quand Prosp était contrarié, il manifestait sa mauvaise humeur en restant immobile, debout, calé sur ses pattes, avec ses yeux mi-clos, ce qui lui donnait l'allure omnisciente d'un totem vengeur. Gus essayait en vain de l'amadouer avec des paroles aimables, mais l'oiseau, fixe, furieux, ne faisait aucun mouvement."

Le contexte et l'esprit de l'époque étaient aussi vraiment bien restitués, ancrant le récit dans une réalité encore plus tangible. J'ai trouvé intéressant, par exemple, l'évocation des connaissances limitées des animaux exotiques par les gens de l'époque. 

"Que savait-on de la vie familiale du tigre ? Buchanan n'avait jamais vu de girafe, n'arrivait pas à concevoir la manière dont elle bougeait. Gus, lui, n'arrivait pas à se représenter un rhinocéros malgré les descriptions."

Un récit terriblement tragique et touchant à la fois, tendre, drôle (si si) et adorable aussi, qui suscite beaucoup de réflexions, notamment sur la responsabilité de l'homme envers les autres espèces animales.

La fin était, sans surprise, effroyablement triste, mais heureusement qu'elle est arrivée tout en délicatesse.

Autres extraits

"Ce n'était pas de l'amour, ni de l'amitié, ce n'était même pas de la complicité. Le mot claqua quand il le formula : il se sentait responsable."

"[...] parce qu'il l'avait choisi un jour, parce que lui seul avait décidé de rendre cette créature captive, et aussi parce que - c'était encore plus important - l'animal le lui demandait, et qu'il était fragile, démuni, impotent, et en même temps vivant."

"L'impératif était rendu encore plus grand par leurs différences insurmontables, par le fait qu'ils ne se parleraient jamais, ne se comprendraient jamais, que la seule chose qui les unissait était une connaissance intuitive de la vie, qu'ils voulaient l'un et l'autre conserver."

"Je ne déteste rien sur cette terre. Si vous croyez que j'ai assez de temps pour ça."

"C'était ridicule quand il y réfléchissait, mais il pensait avoir acquis un esprit pingouin. [...] il croyait sentir ce que Prosp sentait."

Également commenté par Kathel, Doudoumatous et Géraldine.

Intègre le Défi lecture 2023 (25/30/100) => catégorie 3 (coup de coeur)

L'auteure

Sibylle Grimbert, née à Paris en 1967, est éditrice et romancière.