mercredi 27 juillet 2022

LES FILLES D'ÉGALIE


LES FILLES D'ÉGALIE

traduit du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud

Présenté comme un roman culte, paru en 1977 en Norvège et enfin traduit en français cette année, dans lequel l'auteure, Gerd Brantenberg, "renverse les codes - y compris ceux de la langue - en donnant les pleins pouvoirs au féminin", je n'ai pas résisté très longtemps à cette curiosité.

Dès les premières pages, nous plongeons sans préambule dans une société matriarcale où il faut vite s'adapter à un fonctionnement où tout est inversé par rapport à nos habitudes. En Égalie, nous croisons des députettes, des membresses, des masculinistes, on s'adresse aux jeunes hommes en les appelant "mademoiseau", on dit "fumain" pour "humain, et notre pronom neutre "il" est remplacé par un "elle" neutre. Il faut donc s'habituer à "elle y a", "si elle vous plaît", "elle fallait", "elle va falloir", bref, vous voyez le tableau.
De plus les femmes sont un peu nympho, les hommes doivent prendre la pilule, portent des soutiv (soutien-verge), dépendent du pacte de protège-paternité (un peu l'équivalent du mariage quand celui-ci préservait les femmes du besoin), et ont le rôle d'hommes au foyer, les responsabilités parentales leur incombant bien évidemment.

Au début, j'ai été plutôt agréablement surprise et amusée par cet univers assez insolite. On oscille un peu entre parodie de nos sociétés et utopie. J'ai été déconcertée de me rendre compte à quel point j'étais conditionnée par la règle du masculin qui l'emporte dans une phrase et que j'avais du mal avec les tournures impersonnelles que je reformulais dans ma tête au masculin ou plutôt, neutre. Et puis rapidement, passé cet effet surprise, j'ai trouvé que l'intrigue était un peu vide, simpliste, prévisible, plus si amusante, voire ennuyeuse par moment. C'était intéressant dans le fond mais répétitif et clairement lassant sur la longueur une fois qu'on a compris le principe. Un peu comme avec Aux États-Unis d'Afrique d'Abdourahman A. Waberi, j'ai eu l'impression que cette histoire reposait juste sur une inversion de l'ordre tel qu'il est établi dans notre monde, et plus précisément ici, des rôles hommes/femmes dans nos sociétés, sans idées vraiment ingénieuses ou d'intrigue réelle au-delà de ce parti pris.

Bon, ça, c'était avant que je n'arrive au dernier tiers du livre. L'intrigue prend alors une autre tournure que je ne développerai pas davantage ici, mais l'ensemble du roman en est devenu plus intéressant d'un coup. J'ai beaucoup aimé ce petit twist/clin d'oeil sur la fin, ça m'a fait un effet choc, bizarre disons, et, encore une fois, amusée tout à la fois. C'était bien vu en tout cas. Vraiment très réussi ce petit twist de fin. On comprend mieux la visée du roman. Il fallait juste en passer par là quoi.

Malgré tout, même si c'est intéressant de voir à travers cet effet miroir que nous offre ce livre à quel point nos sociétés sont détestablement sexistes, au-delà de cet aspect, et malgré ce petit twist de fin, vraiment il n'y a pas d'intérêt réel autre. Cette société matriarcale n'est pas meilleure que nos sociétés actuelles. Elle est peut-être même pire par certains aspects, et ce renversement des codes ne fonctionne pas toujours de manière fluide non plus, il y a quelques couacs et invraisemblances. 
Peut-être que j'aurais espéré voir l'auteure imaginer ce qu'un monde dirigé par des femmes aurait pu apporter de positif, mais finalement, la conclusion que je tire de ce roman, c'est que la domination n'est pas affaire de sexe mais d'individus, de groupes, pour preuve les injustices et inégalités sociales inévitables ici aussi, avec les divisions entre classes dominantes et défavorisées chez les femmes.
Par ailleurs, ce qui m'a également marquée, c'est que les femmes dominantes du livre ont des comportements machistes et inversement, ou est-ce moi qui pense de façon genrée ? J'ai trouvé en tout cas que tout cela manquait cruellement de subtilité ou d'inventivité.

Un dernier bémol, le style n'est vraiment pas extraordinaire. À un moment, ça m'a fait penser à de la littérature ado moyenne, dans la façon de s'exprimer, de raconter, à travers le vocabulaire, les tournures de phrases, le niveau de langage (ex : les hommes bossaient gratos). Je ne sais pas si la version originale est ainsi, je suppose que oui.

Quelques extraits :
"Et toi aussi tu en souffres, mon petit Petronius. Tu ferais mieux d'arrêter de lire ces récits merveilleux sur les hauts faits des femmes et te contenter des romans pour garsonnets de la Bibliothèque bleue. Tu en tireras des rêves nettement plus réalistes."

"Elle faut souffrir pour être beau, tu sais."

"Ce que je veux dire, c'est qu'elle y a toujours la marque du féminin, de la femme, même si elle est question d'un homme ou d'un garson. C'est ça que je trouve bizarre."

Paru en 1977 en Norvège, ce livre s'est bien vendu en Suède, puis en Allemagne (150 000 ex en 1980), au Danemark, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, aux États-Unis, puis en Espagne, en Italie, en Finlande et en Corée du Sud. En l'espace de quelques années, le roman s'est vendu à 700 000 exemplaires, à l'époque le plus grand succès international pour un livre norvégien. Et il se vend toujours. Surtout aux États-Unis et en Corée du Sud.

Je suis assez curieuse de la traduction anglaise, l'anglais étant une langue beaucoup moins genrée que la nôtre.


Lu dans le cadre de
👽 Défi imaginaire 6/42 => catégorie 6 (un livre récent, publié en 2021 ou 2022)

L'auteure
Féministe avant-gardiste, Gerd Brantenberg est née en 1941 en Norvège. Défi de traduction et d'inventivité, son chef-d'oeuvre, Les Filles d'Égalie, a conquis le monde entier. Un tour de force époustouflant, jubilatoire et provocateur.

16 commentaires:

  1. Je crois que ça m'énerverai vite cette histoire de grammaire au féminin... comme l'écriture inclusive : ça ne sert à rien, c'est moche et imprononçable. Pour les sociétés matriarcales, il vaut surement mieux aller voir du côté de Marion Zimmer Bradley. Ceci dit, le livre dont tu parles semble doté d'humour, ce qui est un atout rare chez les féministes.

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    1. C'est très vrai ce que tu dis sur l'humour comme atout rare chez les féministes et c'est en effet un des bons points de ce livre. Bon, après je ne pense pas que l'auteure avait en tête de dépeindre une société matriarcale modèle, d'un genre nouveau, ou complètement révolutionnaire. Son propos, c'était vraiment démontrer le caractère outrageusement sexiste, et donc absurde et injuste, de nos sociétés, en mettant en miroir son monde fictif et le nôtre. C'est très efficace en ce sens. Mais cette grammaire au féminin en a en effet perdu plus d'un, et même d'une, assez ironiquement.^^

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  2. Ton avis correspond à un ou deux autres que j'ai lus, ici ou là. Tes bémols mettent le doigt sur ce qui ne me plairait pas, justement.

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    1. Oui, j'ai vu quelques avis mitigés passer, et même des abandons, du coup je me suis vraiment sentie à l'aise avec mon ressenti.:) On se serait dit que toutes les lectrices adhèreraient forcément mais preuve en est que non...

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  3. Tu penses bien que j'ai emprunté ce livre (il y a quelque temps) mais ça m'a lassée rapidement, voire fatiguée de tout inverser, quelque part, et puis bah, pas trop d'histoire on dirait; j'ai donc abandonné, bravo à toi d'avoir persévéré. J'en ai profité pour aller voir ces Etats unis d'Afrique, 2009 sur ton blog, dis donc!

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    1. Ah voilà, tu fais partie des lectrices qui ont abandonné, comme j'en parlais à Kathel plus haut. Ça ne m'étonne pas trop, c'est effectivement une gymnastique pas très agréable d'intégrer cette grammaire au féminin sur tout un roman.
      Hé oui, 2009 ! Il y a même des billets qui datent d'avant.;)

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  4. J'avais émis le même bémol à la lecture du roman d'Abdourahman A. Waberi : l'idée de départ est intéressante, mais le traitement un peu vain. Et vu ce que tu dis, en plus, du style de celui-là, je passe sans regrets...

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    1. Ah oui, si tu as eu les mêmes réserves pour Aux États-Unis d'Afrique, je ne t'inciterai pas plus à lire ce livre. Comme tu dis, le concept de base est intéressant, mais le traitement un peu vain. C'est vraiment ça.

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  5. Oh j'avais lu Aux États-Unis d'Afrique et trouve cela mal foutu...avec une telle idee de depart....un gros flop...alors lala cela ne m'aide pas a aller lire ce livre....

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    1. Ah voilà, toi aussi tu as été un peu déçue par Aux États-Unis d'Afrique. Ne t'aventure pas en Égalie alors.;) Quoique je ne considère pas ça comme un gros flop mais je suis un peu restée sur ma faim. J'avais peut-être trop d'attentes...

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  6. C'est le problème avec ce type de sujet, rapidement l'ensemble manque de subtilité. Sur le thème, fort drôle, il y a la BD Mondo Reverso ( sur l'univers western... ^^ )

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    1. Aaah je note, merci ! Je ne connaissais pas et c'est un thème qui me parlera toujours malgré les risques de déception, et BD + univers western (+ drôle^^), c'est un combo qui le rend assez irrésistible !

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  7. J'ai abandonné très vite, j'avais beaucoup de mal avec l'écriture et j'ai trouvé que c'était dépassé. Il était certainement d'une actualité criante quand il est sorti, mais aujourd'hui nous n'en sommes plus là. Du coup ça fait très daté. Et à la lecture de ton billet, je ne regrette pas.

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    1. Je ne le trouve pas si daté en vrai, le sexisme est encore bien ancré dans nos sociétés et malgré les avancées, rien n'est jamais acquis, mais le traitement du sujet est quand même un peu simpliste.

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  8. Dommage pour le style et le manque de subtilité...

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    1. C'est là que je me rends compte que ce sont des critères qui comptent beaucoup dans l'appréciation d'un livre.:)

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