mardi 31 août 2010

TITUS D'ENFER


( TITUS GROAN )

traduit de l'anglais par Patrick Reumaux

Le début fut difficile, ça s'annonçait vraiment mal, d'ailleurs chez Mango, alors qu'on s'enquérait de l'avancée de chacune dans l'histoire, j'avais écrit en juin:

"Ah si si, pareil - trop de descriptions, et pas vraiment d'intrigue j'ai l'impression ! On ne sait pas trop à quoi s'attendre et c'est inquiétant ! Je n'ose pas m'arrêter maintenant de peur d'abandonner définitivement (j'en suis vers la page 100 et ça se lit quand même assez vite) mais je lorgne beaucoup sur mes autres livres !:)"

 

C'est que quand on rentre dans l'univers de ce livre, c'est comme si l'on entrait dans le château de la Belle au bois dormant et que l'on assistait à l'éveil un par un de chaque partie du décor et des personnages... et chacun de s'étirer de tout son long, et chaque détail de cet étirement de nous être rendu...C'est particulier, ça participe à la création certaine d'une atmosphère à part, nous voici dans le château de Gormenghast et nous en faisons la visite guidée avec chaque partie qui nous est présentée minutieusement, pierres et personnages inclus. 

Le plus qui fait que je ne me suis pas tout à fait endormie, c'est que c'est un monde un peu excentrique. L'image qui m'est venue en découvrant tout ce beau monde, c'est celle des caricatures un peu grotesques, burlesques, fantasques, des personnages des couvertures des Annales du Disque-Monde de Terry Pratchett. 

Dans ce fatras de mouvements divers mais extrêment ordonnés mine de rien, à travers lesquels l'auteur nous mène avec un sens du détail impressionnant, il se passe des choses (enfin, l'expression est forte) qui finissent par éveiller notre curiosité, et une fois qu'on a pris la température de ces lieux, si on se laisse aller et guider par le fil d'Ariane, on commence à prendre ses aises. 
On finit en effet par s'habituer à suivre le rythme étrange de la vie au château de Gormenghast, gouverné par des rites sans fin, habité entre autres par un lord à la ramasse, une comtesse entourée de chats, leur fille Fuschia, et Titus, le fils qui vient de naître. C'est ce dernier qui va être à l'origine (malgré lui) du changement, imperceptible au départ, à Gormenghast, et bousculer l'ordre établi dans ces lieux - car jusqu'à présent, ce château était la demeure d'un peuple mort, tué par des rites absurdes, errant dans un enfer sans fin. 

Il y a de très bons passages dans ce récit, ponctués d'absurdités à la Ionesco et de burlesque à l'anglaise. Les dialogues, les situations et les personnages eux-même se rapprochent parfois du n'importe quoi, à un point que ça en est cocasse. 
J'ai entre autres adoré le personnage d'Irma, la soeur du docteur, excellente avec sa manie de se répéter. Le personnage de Finelame, le moins "atteint" dans l'histoire et terriblement perspicace, est très intéressant aussi. 
Quant aux différentes cérémonies et rites absurdes qui rythment la vie au château, j'en ai parfois pleuré de rires tellement c'est grave. J'ai en mémoire la cérémonie du baptême avec Grisemer, docteur des lois, pendant laquelle rien ne se passe comme il veut. Désopilant! L'épisode de l'incendie aussi est très bon, l'occasion pour l'auteur de mettre tout ce beau monde face à l'imprévu, les descriptions de leurs réactions sont vraiment très drôles et excellentes ! 

Un petit extrait au hasard : 
"Les convives mangent par à-coups, chaque fois qu'ils ont cinq minutes entre les interminables formalités du rituel compliqué que Brigantin fait respecter aux instants voulus. Dérouler dans le détail le catalogue où est consigné le rituel du Déjeuner, déjà au dernier degré lassant pour les convives, serait à peine moins fastidieux pour le lecteur." 

Un exemple de passage que je trouve comique, chiquement barge et représentatif à mon sens du talent de l'auteur pour les descriptions soigneusement détaillées mais non moins amusantes : 
"S'agenouillant soudain, il colla l'oeil droit contre le trou de la serrure, contrôla les oscillations de sa tête et les velléités errantes d'un oeil gauche qui essayait désespérément d'embrasser toute la surface du panneau, et réussit enfin, grâce à un prodige de concentration, à distinguer un oeil comme le sien enchâssé dans le trou de la serrure, à moins de deux pouces, un oeil qui ne lui appartenait pas, car non seulement il était d'une autre couleur que sa propre prunelle de marbre, mais, ce qui était encore plus convaincant, il se trouvait de l'autre côté de la porte. [...] l'oeil de Craclosse était de toute évidence collé au trou de la serrure, devant la porte de la galerie des Brillantes Sculptures, et il était probable que le reste de sa personne s'y trouvait aussi." 

Une oeuvre surprenante, devant laquelle je ne saurais trop quoi penser... Je ne pourrais résumer mes impressions en "aimé/pas aimé" mais j'ai été fortement impressionnée par le talent de l'auteur à avoir bâti cet univers fantastique avec une cohérence et une rigueur dans les détails qui m'ont plus d'une fois surprise. J'ai trouvé très fort aussi son talent à mélanger burlesque, absurde, poésie, légèreté et profondeur, tout en maîtrisant l'évolution de son intrigue. Les personnages m'ont marquée par leur folie, leur côté "à côté de la plaque", tout en étant très très réalistes. 
J'ai fini par être gagnée par le charme de cet univers malgré les longueurs des descriptions et de certains événements (l'histoire de Keda par exemple, bien qu'elle ait un sens à la fin). 

Premier d'une trilogie - si au début je m'étais dit, "ouh là ce truc-là je le finis et après on oublie", en tournant la dernière page je me suis dit que je lirais bien les deux tomes suivants quand même. C'est que mine de rien, ça m'intéresse assez de savoir ce que devient Titus une fois adulte... 

Lu dans le cadre du défi coupdecoeurblogo sur la proposition de Lolo.

(DAL 2010 - 5 / reste 10)

  

Également commenté par IsilLilly, et bien sûr, Mango (lecture commune avec cette dernière).


L'auteur
Mervyn Peake (1911-1968) est un illustrateur, poète et écrivain anglais. Ami de Dylan Thomas et Graham Greene, il est surtout connu pour sa trilogie de Gormenghast, qui l'a fait comparer à Charles Dickens et J.R.R. Tolkien. Son influence est importante sur la fantasy anglo-saxonne.

18 commentaires:

  1. Tolstoi, particulièrement dans Guerre et paix, ne fait pas de la description juste comme ça, mais il esquisse seulement , à mesure que son personnage pénètre par exemple dans une maison ou un espace. Quelques lignes suffisent. De même pour les descriptions physiques. Et il sait être très efficace, l'ambiance est parfaitement réaliste pour le lecteur.
    (t'as eu peur, hein?)
    Donc j'ai lu ton billet avec attention, j'aime bien quand on sent le lecteur lire (j'ai déjà fait pareil dans un billet, pour G et P justement) et j'en retire que tu as aimé. Les mots barge ou équivalents donnent envie et l'excellent passage sur l'oeil m' aussi fait rire. Mais on sait à quoi s'attendre quand même.
    Ceci étant, maintenant il te faut lire les trois tomes. l'auteur est un filou car finalement tu auras lu plus de 1000 pages, donc un pavé. Tolstoi, lui, est plus franc du collier, il annonce tout de suite la couleur, "c'est un pavé, braves gens, après la dernière page c'est fini".
    (mine de rien mon commentaire a un fil conducteur)

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    1. J'avoue, je lui concède cette qualité à Tolstoï ! Je crois que tu vas être scandalisée par mon billet sur Anna Karénine, j'ai commencé à en rédiger les grandes lignes ! Je regretterai à vie de ne pas avoir lu G&P avec vous toutes cette année, je crois...
      Sinon, concernant Mervyn Peake, je pense que tu as bien cerné le personnage et son style. J'ai apporté beaucoup de détails d'impressions de lecture c'est vrai. Comme tu l'as fait aussi pour G&P, ça doit être une conséquence caractéristique des billets de lectures communes, cette description de l'avancée dans le roman, les différents ressentis en cours de lecture, etc. Et je crois bien que je n'échapperai pas à la suite, mais je vais prendre mon temps je crois. Ce genre de roman est à lire quand l'envie s'en fait vraiment ressentir, comme G&P (quoiqu'un petit coup de boost via lecture commune aide toujours ).

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    2. Il y a une lecture commune G&P pour le 31 décembre, avec d'excellentes blogueuses !

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    3. Ah oui c'est vrai, tu m'en avais parlé ! Très tentant vraiment, mais là... euh... je ne vais pas risquer un second échec puissant !

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  2. Tu as tout dit et très bien dit ! D'accord avec toi sur toute la ligne ! Finalement cette lecture s'est révélée excellente contrairement à nos premières impressions ! Tu continues ? Emilie qui a écrit un billet sur ce tome 1 en janvier, je crois, propose de lire le tome suivant pour une date encore à préciser courant novembre ! Si tu veux en être, je préciserai le jour fixé dans ma colonne de droite. Maintenant je vais mettre ton lien à jour !

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    1. Oui, nos impressions ont bien évolué entre les premières pages et la fin ! Je lirais bien la suite, et idéalement en lecture commune tant qu'à faire, oui (plus on est de fous...), mais novembre ça risque de faire tôt pour moi. Dès que vous avez la date, je me déciderai, j'ai un planning extra-livres assez chargé de septembre à novembre, c'est pour ça, sinon je m'embarquais d'office !

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    2. OK ! Dès que je sais la date je te la communique et tu verras bien...

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    3. J'ai déjà commencé à vérifier s'il était dans une des bib' sur Paris... Verdict: oui ! La tentation va être forte, la raison l'emportera-t-elle ?

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  3. Bon, euh, je ne sais pas, après tout...Tu te doutes bien que je ne suis pas vraiment tentée...
    Je viens de pondre mon billet sur le petit livre rose et jaune.... Parution dans quelques jours !

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    1. Aaaah ! Hâte de lire ce billet !!
      Oui, je me doutais bien que Titus ne te tenterait pas. Je pense que ce n'est pas trop ton genre alors je n'insiste pas - d'ailleurs d'une manière générale, je ne recommanderai pas ce roman à tout prix. C'est un style particulier avec lequel il faut être en phase à mon avis. On peut apprécier comme on pourrait détester, je pense.

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  4. Oh je ne connaissais pas! :D

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    1. Hé bien voilà qui est fait ! Mais on en découvre tous les jours, c'est ça qui est chouette !

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    2. C'est traître, c'est tentant ! Mais c'est magnifique !!!!

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    3. Je pense que ça pourrait te plaire en plus !

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  5. Je dois avouer que je l'ai noté, puis tracé, noté, puis à nouveau tracé.... L'avenir nous le dira !

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    1. Je guetterai si tu le lis un jour. Les impressions diffèrent assez d'un lecteur à l'autre, je trouve ça assez intéressant.

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  6. Ok, ça veut dire que ça vaut le coup mais qu'il faut s'accrocher. J'adore le grand n'importe quoi alors je pense que les dialogues débiles peuvent me plaire !

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    1. Je pense que tu sauras apprécier au vu de tes lectures et de ce qui te parle (en plus t'as réussi à lire Guerre et Paix ! - et même tu as aimé si j'ai bien compris).
      Oui, il faut juste s'accrocher les 100 premières pages on va dire, et encore, ça se laisse lire très bien malgré les appréhensions de départ. Par contre, ce n'est pas très exactement du grand n'importe quoi ni complètement débile au niveau des dialogues, mais assez décalé. Enfin, tu verras !

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