lundi 6 février 2017

GOUVERNEURS DE LA ROSÉE


GOUVERNEURS DE LA ROSÉE

Quelle belle histoire ! De celles qui remuent le coeur et élèvent l'âme. Et pourtant, on pourrait dire que c'est une histoire assez classique, usant d'artifices assez classiques eux aussi. Une histoire presque prévisible, qui frôle les bons sentiments en levant les étendards du courage, de la grandeur d'âme et de l'espoir, face à la fatalité, la misère, l'injustice, la résignation et l'esprit de vengeance, et en laissant flotter au milieu une histoire d'amour contrariée par une haine fratricide.
Mais bon sang, quelle saveur dans les mots ! Quand c'est aussi bien raconté, ça change tout ! Rien que ces travailleurs de la terre transformés en "gouverneurs de la rosée", sous la plume de l'auteur, Jacques Roumain, donnent une bonne idée de toute l'étendue de son imaginaire poétique !

Le contexte aussi change tout. Quel dépaysement formidable au milieu de cette contrée haïtienne ! Comment ne pas être enchanté ni bouleversé à la fois par la vie et les moeurs paysannes mises en scène avec autant d'authenticité ? Comment ne pas s'attacher ni être attendri par les personnages, l'inénarrable Bienaimé qui bougonne tout le temps et la touchante Délira qui a failli me fendre le coeur a plusieurs reprises, et tous les autres personnages autour, tout aussi hauts en couleur ? Et puis surtout, comment ne pas être séduit par cette langue colorée qui regorge de trouvailles et surprend délicieusement par son originalité linguistique, cette prose poétique savoureuse mêlée à quelques paroles de sagesse ?

"Tu dois avoir grand goût, lui dit sa mère. Je vais te préparer à manger."

"J'ai à faire un grand causer avec toi, tu sais."

"Le ciel, baigné de nuit, pâlissait au levant, mais le bois, encore endormi, reposait dans une masse d'ombre."

"C'est que les choses prenaient mauvais visage, la faim se faisait sentir pour tout de bon, le prix du gros-bleu montait en ville, alors on avait beau raccommoder le linge, il y en avait dont le derrière, sauf votre respect, paraissait par les bâillements du pantalon comme un quartier de lune noire dans les déchirures d'un nuage, ce qui n'était pas honorable, non, on ne pouvait pas le prétendre."

"Mais les injures des femmes ne tirent pas à conséquence, ce n'est que du bruit fait avec le vent. Ce qui était plus grave, c'était le silence des hommes."

Je n'en révélerai pas davantage sur cette histoire que j'ai découverte au fur et à mesure et que j'ai pleinement appréciée ainsi. Une histoire qui a des airs de déjà-vu, comme je le sous-entendais plus haut, avec, au programme, malédiction, misère, tragédie humaine, noble héros à la conquête de l'impossible et à l'assaut des superstitions, et une histoire d'amour à la Roméo et Juliette qui m'a fait vibrer (si si, je suis sensible parfois). Oui, c'est un peu manichéen. Oui, c'est un peu naïf. Oui, on agite les grands mots, les valeurs nobles, les grands sentiments, les émotions. Oui, on voit bien où l'auteur veut en venir avec sa démonstration et sa grande morale, unité face à l'adversité, que ce soit les forces de la nature ou celles des autorités et des grandes puissances qui n'ont que faire du petit peuple.
On a déjà vu tout ça, oui, mais on n'a jamais vu une Délira, un Bienaimé, un Manuel, une Annaïse aussi émouvants, plantés dans un tel décor, dans lequel ils se fondent par ailleurs si bien. L'auteur sait ménager le suspense, de sorte qu'avant qu'on ait eu le temps de se méfier, on a baissé les bras et on se laisse emporter sans rechigner dans ce conte tragique qui a une dimension mythique,

Il y a quelque chose du grand classique français et de la tragédie grecque, mais à la sauce haïtienne, avec un langage et des dialogues exotiques et colorés, c'est assez savoureux et dépaysant.
J'ai tellement adoré me retrouver au milieu de cette communauté, comme un séjour plein de fraîcheur, qui vous berce des notions nobles d'humilité, de patience et d'espérance.

Telle la rosée en terre aride, le charme de cette histoire ne s'est pourtant pas tout de suite révélé à moi, mais petit à petit il a opéré, sans que je ne m'en rende compte, m'enveloppant de sa force tranquille jusqu'à me terrasser complètement. J'étais bien dans ce récit. Tellement bien que je l'ai dévoré sans m'en rendre compte.

De la littérature haïtienne, je n'ai lu jusqu'à présent que Dany Laferrière, que j'adore aussi pour son talent de conteur, mais bon sang, ce Jacques Roumain me laisse penser qu'il faudrait que je continue d'explorer de ce côté-là s'ils sont tous aussi bons !
Il y a vraiment une magie dans les mots, dans la façon de raconter, qui est assez unique et j'en redemande. Ça tombe bien, j'ai dans ma vieille LAL un autre auteur haïtien qui, a priori, vaut le détour, Gary Victor (LC anybody ?^^).

LC avec Jérôme, également commenté par Nad et Hélène (chez qui, je crois, j'avais repéré ce titre au départ).

L'auteur
Poète, romancier, ethnologue, journaliste, mais aussi diplomate et fondateur du Parti communiste haïtien, Jacques Roumain (1907-1944) est une grande figure littéraire et politique de son pays. Tant Gouverneurs de la rosée (publié en 1944 en Haïti et dès 1946 en France) que son engagement passionné pour la liberté et la dignité de son peuple, ont marqué toute une génération d'écrivains haïtiens.
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Haïti => 5/28

16 commentaires:

  1. Tu connais ma tentative, bon, au moins l'écriture est belle, mais là, j'étais sur autre chose...
    (oui j'ai bien vu la tentative d'essai de demande de LC (^_^)

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    1. Guette quand même Gary Victor à ta bib'. Il paraît que c'est vraiment du bon.:-P Quant à Jacques Roumain, j'espère que tu reprendras la lecture. C'est une lecture qui touche en plein coeur, comme l'a si bien dit Jérôme, et dieu sait si j'ai un coeur de pierre...;-)

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  2. Oh je suis ravie que tu aimes cet auteur ! Un roman que j'offre souvent,tant je l'ai aimé !

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    1. Merci pour la découverte ! J'ai vérifié dans les comm', c'est bien chez toi que je l'avais repéré au départ.

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  3. J'ai du mal avec la littérature des Caraïbes, sans doute le réalisme magique qui me freine... mais là, tu es convaincante, je note tout de même !

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    1. Tu veux dire, lié au vaudou et compagnie ? Nonon, aucune inquiétude ici. Si on en parle, c'est pour en dénoncer les pratiques et les superstitions, et encore c'est vraiment une parenthèse.:-) J'ai beaucoup de mal avec le réalisme magique moi aussi. Ce ne serait pas passé s'il y avait eu cette dimension-là.

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  4. C'est classique, voire naïf et plein de bons sentiments, on est d'accord, mais au-delà il y a une vraie force de conviction dans l'écriture et une poésie du langage qui transporte littéralement. Quel chant d'amour pour Haïti et sa population la plus délaissée !

    (je ne connais pas Gary Victor mais parmi les autres auteurs haïtiens de ma connaissance, je ne te conseillerais pas Lyonel Trouillot, sans doute trop lyrique et poétique pour toi. Tu préférerais peut-être Emile Ollivier qui a eu un peu la même trajectoire que Dany Laferrière - Haïti et Montréal).

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    1. Oui, on peut partir d'une histoire très simple, d'une intrigue très basique, de personnages un peu stéréotypés même, si la puissance narrative et la magie de l'écriture sont là, ça change tout. C'est d'ailleurs à cela que l'on reconnaît un bon écrivain. Dans sa capacité à "toucher le lecteur en plein coeur" (là, je te cite) à partir d'éléments très simples. Vraiment ravie d'avoir pu découvrir ce roman avec toi ! :-)
      Je note Emile Ollivier et merci de l'alerte pour Lyonel Trouillot (je crois que tu m'as bien cernée, haha). Ah oui, là je suis vraiment très motivée pour poursuivre ma découverte de la littérature haïtienne !

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  5. C'est vrai qu'il est beau ce roman. Parmi les Haïtiens de la diaspora, tu as aussi Edwige Danticat qui est très populaire aux Etats-Unis.

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    1. Je note Edwige Danticat, merci ! Une femme en plus, encore plus intéressant ! Je vois qu'elle a plusieurs romans à son actif par contre. Ça va être difficile de faire un choix. Mais je vais m'y atteler !

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  6. Je suis heureuse que tu aies aimé ce roman. Une belle histoire, c'est vrai, et une "saveur dans les mots", comme c'est bien dit! Parce que tout est là à mes yeux, la saveur des paysages, de cet amour plus grand que tout, la saveur de l'espoir et même celle du deuil. Ce roman est un chant d'amour, un hymne au courage et à la vie qui coule comme à "la source" des jours...
    La terre est fragilisée et les sentiments parfois arides, mais à travers les souffrances d’un peuple, il y a les croyances.
    Je n'oublierai jamais ce roman qui parle d'Haïti si cher à mon cœur. Là-bas y repose certaines de mes racines familiales et affectives. Mon cœur y est en même temps qu'ici...
    Bisous

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    1. C'est sûr que quand on est aussi attaché à un pays, lire un roman qui lui rend un aussi bel hommage doit faire chaud au coeur.:-) Et on doit espérer que ce livre résonnera aussi fort dans le coeur des lecteurs. En te lisant, je ressens bien que ce roman t'a vraiment fait vibrer et vit encore en toi.
      Ouf, j'ai aimé, haha ! Mais comme je disais, comment ne pas tomber sous le charme de ce récit ? Je suis vraiment ravie de cette découverte ! J'y repense encore avec une certaine nostalgie, l'envie de revivre le plaisir de la lecture de cette langue si colorée et savoureuse, et les émotions qui m'ont traversée au fur et à mesure que je découvrais cette histoire.
      Bisous

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  7. Une belle histoire bien écrite, mais que je ne connais pas du tout !

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    1. Ah mais ce n'est pas irrémédiable ! Il te suffit de la lire pour la connaître enfin.;-)

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  8. Tout à fait partante pour une immersion poétique en Haïti ! Je note !

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    1. Oh oui, note ! C'est une belle lecture qui vaut vraiment le détour. Très curieuse de te lire à ce sujet !

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