lundi 24 octobre 2016

L'EMPLOYÉ


EL OFICINISTA

( L'EMPLOYÉ )

traduit de l'espagnol (Argentine) par Michèle Guillemont


L'employé de notre histoire est un de ces anonymes notoires qui évoque bien des personnes de notre société, un loser épique qui subit le système et se fond dans la masse. Sa vie n'est qu'amertume dans ce monde qui oppose puissants et humiliés, exclus et inclus. Un monde qui ressemble furieusement au nôtre, aux abords de l'apocalyptique, ce qui n'empêche les gens de continuer de se mouvoir et de vivre comme si de rien n'était, s'adaptant toujours et encore à un quotidien devenu banal, et pourtant inacceptable.

Ici, en arrière-plan, terrorisme, attentats, attaques de commandos guérilleros, explosions, omniprésence de l'armée, contrôles d'identité, mais aussi SDF à tous les coins de rue, dont de nombreux enfants, ainsi que des gosses tueurs avec mitraillettes dans les écoles, peuplent et animent le quotidien de cette mégalopole où se déroule notre récit.

Notre employé, malgré une vie de frustration (un boulot qu'il déteste, une femme despotique, des enfants qui ne le respectent pas, un appartement étroit et puant) est peut-être parmi ceux qui s'en sortent encore le mieux. Et pourtant, dans sa rage de sortir de cette routine infernale d'employé de bureau, de sa vie terne et peu palpitante qui ne lui apporte aucune satisfaction si ce n'est d'avoir un toit, il met en péril son intégrité et le peu de confort de vie qu'il a, en idéalisant l'amour qu'il porte subitement à la secrétaire, jusqu'à commettre l'irréparable.

Un récit qui n'a l'air de rien à première vue mais d'une richesse thématique épatante quand on prend le temps d'y réfléchir. Sur le moment, ce récit sombre, que j'ai apprécié lire, dont le style m'a énormément plu, et l'intrigue bousculée, surtout au début, m'a quand même un peu laissée sur le bord à mesure que l'histoire se déroulait. L'évolution de l'intrigue me chagrinait dans le sens où j'aurais peut-être préféré un développement moins sombre et tragique, et en même temps, ce parti pris de l'auteur est très précisément ce qui rend ce récit saisissant.

C'est l'excellente préface de Rodrigo Fresán, l'auteur du Fond du ciel que j'ai lu il y a quelques années, qui m'a ouvert les yeux sur ce qui faisait le sel de ce court récit car il le commente de façon particulièrement éclairante et intéressante.
Il en dit par exemple :
"L'Employé est aussi sentimental et émouvant et désespérant qu'un blues ou, mieux encore, qu'un tango bleu et triste chanté par un ordinateur devenu fou qui se viderait de sa mémoire.
Tellement vrai, c'est tellement ça !

J'ai beaucoup aimé le style de l'auteur. Il y avait quelque chose d'épuré, presque froid, mais vif et percutant à la fois dans sa façon de narrer les événements, et surtout, j'ai beaucoup aimé la justesse avec laquelle il a donné chair à cet employé, dressant un portrait criant de vérité de ce personnage et du système social dans lequel il évolue.
Là encore, Rodrigan Fresán parle de "prose décharnée et médullaire, trame impitoyable et sombre, admirable à tous égards (qui) est la meilleure porte d'entrée à la nuit obscure de l'âme de l'univers saccomannien."
Je ne pourrais vraiment pas mieux décrire ce style si hypnotique.

Quant à l'auteur, Guillermo Saccomanno, il m'est apparu particulièrement intéressant lui aussi, d'une part à travers ce récit, mais également par rapport à ce qu'il en dit :
"Disons que j'ai tenté de croiser Akaki Akakievich de Gogol avec K de Kafka, avec le fonctionnaire des Carnets du sous-sol de Dostoïevski ou avec le Bartleby de Melville."

"Les personnages gris sont toujours plus intéressants que les héros. Ils exigent de nous d'aiguiser notre regard, d'observer avec attention leur comportement. Cet exercice tend à prouver que la vérité n'est jamais dans le blanc ou le noir, mais le gris. C'est là qu'il faut explorer. Et ce territoire est inépuisable."

L'auteur
Guillermo Saccomanno est né en 1948 à Buenos Aires. Il a d'abord travaillé dans la publicité avant de devenir auteur de bandes dessinées. Il arrive plus tard à la littérature, avec des oeuvres comme L'Employé qui a remporté le prix Biblioteca Breve.

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Argentine => 3/28

12 commentaires:

  1. Je me souviens d'un roman très noir, de chiens clonés et d'un héros peu héroïque... Sur ce thème du travail aliénant, il y a aussi "Permission" de Céline Curiol, assez kafkaïen.

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    1. Oh je note tout de suite ! C'est rare les romancières qui abordent cette thématique ou qu'on comparerait à Kafka. Du moins, je n'en ai jamais lu.

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  2. J'ai l'impression de l'avoir croisé en bibli, mais bon, il pleut, alors en plus du tristounet tragique... (+avance bien dans le Black Out)

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    1. Tristounet tragique mais émouvant comme un blues ou un tango bleu et triste, sisi ! :-) (j'ai commencé Watership Down !)

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    2. En fait il est dans la Bibli 'non matérielle', où l'on demande dans un stock. C'est là que j'ai trouvé le gros Connie Willis (j'en suis à la fin de Black Out, bientôt j'attaque les 713 pages de All clear) et j'attends le Faulkner (dans un délai non précisé)

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    3. Bon, tu me préviendras pour Faulkner, je me sens de plus en plus prête mais cela peut passer à tout moment.;-)

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  3. Je ne connaissais pas du tout mais punaise ce que tu me donnes envie de le lire !!!!

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    1. Je pense que ça pourrait tout à fait te plaire mais je ne saurais en jurer, haha ! Très curieuse de ton avis si tu le lis.

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  4. Je n'ai encore jamais lu cet auteur. Ce portrait de société me tente beaucoup, j'aime énormément tes extraits et j'aurais envie de dire comme toi "Tellement vrai, c'est tellement ça !"
    Donc je le retiens dans un recoin de ma mémoire. Merci

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    1. C'est assez sombre mais tellement réaliste, c'est ce qui me plaît aussi avec ces romans d'anticipation qui éclairent la réalité de nos sociétés et de la nature humaine plus intensément que la plupart des romans contemporains. Très curieuse de ton avis si tu le lis !

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  5. Mouais, sans doute trop sombre pour moi...

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