lundi 17 juillet 2017

LA SONATE À BRIDGETOWER


LA SONATE À BRIDGETOWER

Après le formidable Photo de groupe au bord du fleuve dont je m'étais régalée, il me tardait de découvrir La Sonate à Bridgetower qui, selon l'auteur, Emmanuel Dongala, était radicalement différent de ses romans précédents. Ces derniers traitaient en effet spécifiquement des questions africaines contemporaines. Ici, rien de tel, jusqu'au style qu'il a travaillé encore différemment pour essayer de coller à l'époque, la fin du 18è siècle en Europe.
J'étais particulièrement curieuse de ce roman qui était l'aboutissement d'une lubie de l'auteur : se lancer dans le projet d'écrire sur un sujet dont il ne connaissait rien (fou, non ?). Je trouvais ce challenge personnel d'autant plus intéressant que, par le biais du milieu musical, il allait aborder un pan de l'Histoire sous un de ses aspects sociologiques que je n'avais jamais lu en littérature : la condition des gens de couleur et des Noirs en France, à la fin du 18è siècle, mais également en Angleterre.

Qui de mieux que George Bridgetower, violiniste aujourd'hui tombé dans l'oubli et dont il nous livre ici la biographie romancée, pour permettre à Dongala d'explorer ces thématiques ? Fils d'un Nègre de la Barbade et d'une Polonaise, élève de Haydn pendant ses années en Autriche, il débarque à Paris en 1789 à l'âge de 9 ans, accompagné de son père qui voit en lui le futur Mozart et espère faire fortune grâce à son fils. Violoniste talentueux, Bridgetower gagne sans peine l'enthousiasme du public, fréquente les salons prestigieux et semble promis à un avenir radieux. La Révolution française bouscule toutefois les projets de son père et les contraint à fuir en Angleterre. Ils repartent de rien, s'ensuit alors une période de galère mais rapidement, par d'heureux concours de circonstances, ils parviennent à faire leurs entrées dans les cercles royaux. Bridgetower poursuit alors sa carrière de violoniste en Angleterre. Quand il apprend quelques années plus tard que sa mère est mourante, il retourne en Autriche, et y fait la connaissance de Beethoven avec qui il noue une amitié très forte.

Voilà les grandes lignes de l'histoire de George Bridgetower. 
Sous la plume d'un Dongala, je pensais que j'allais encore me régaler comme avec Photo de groupe..., mais je n'ai pas ressenti ici le même engouement. Ça me semblait plus mécanique comme narration, plus artificiellement construit, et même si j'ai retrouvé le ton un peu malicieux, une façon enjouée de raconter les événements, de faire vivre les personnages, je trouvais que ça collait mal à ce genre de récit. Peut-être est-ce dû au fait que ce soit une biographie romancée. J'ai remarqué que j'ai toujours eu du mal à y adhérer, que ça sonnait toujours faux pour moi, comme si je préférais finalement un vrai documentaire. Je n'ai pas manqué d'ailleurs faire des recherches sur les personnages rencontrés dans ce livre.

C'était pourtant fascinant, dans ce contexte de fin du 18è siècle, le récit de ce jeune mulâtre, violoniste prodige, et de son père noir qui fréquentent les salons prestigieux et rencontrent tout le gratin de l'époque, et pas des moindres, le chevalier de Saint-George, Thomas Alexandre (Alex) (haha) Dumas, Olympe de Gouges, Camille Desmoulins, Thomas Jefferson, et j'en passe, et plus tard à Vienne, Beethoven. Et en même temps, ça avait quelque chose d'irréel, de totalement fictif, qui faisait que j'avais du mal à imaginer toutes ces rencontres historiques (quasi simultanées en plus), même s'il n'était pas incongru que Bridgetower les croise et les fréquente. C'était tout de même l'époque de ces célébrités.

Ce qui m'a dérangée au final d'ailleurs, ce n'était pas tant ces rencontres qui ont certainement eu lieu, mais la façon dont Dongala les a romancées. J'avais le sentiment d'une façon peu naturelle de les dérouler, l'impression que c'était surtout une manière opportune pour l'auteur d'étaler la science, les idées et les discours de l'époque. Certes, en 1789, les conversations et les réflexions tournaient sûrement autour de ces sujets mais ça m'a fait l'effet d'une étude thématique sur l'époque avec plaquage de données informatives réagencées de manière à couler naturellement dans le roman. Sauf que pour moi, ça manquait un peu de fluidité. Je sentais la construction derrière, les rouages, les ficelles, et quelque part, ça me chiffonnait un peu.

De même, j'ai trouvé très intéressant toutes les informations sur la condition des Noirs et des gens de couleur en France, puis en Angleterre, sur les différences de mentalité et de comportement des Noirs à Paris (ils tendent à essayer de faire oublier leurs origines et s'évertuent à vivre comme les Blancs), et à Londres (au contraire, ils revendiquent leurs racines et sont plus impliqués dans la lutte anti-esclavagiste), sur l'esclavage aussi, et sur les opinions des contemporains de Bridgetower sur la question, sans parler de son éclairage vivant sur le contexte politique, social et scientifique de l'époque. Dongala relate tout cela de façon claire et assez captivante, c'est très instructif, passionnant même, on a envie de creuser plus loin, mais encore une fois, la manière dont tout cela était amené ne m'a pas semblé fluide mais artificielle, construite.

Malgré tout, j'ai lu ce roman sans déplaisir. L'histoire de Bridgetower et de ses contemporains, musiciens ou/et gens de couleur, est fascinante tout de même, à la fois belle et tragique pour certains (quelle déchéance pour Soliman !). Ça reste un roman historique qui vaut le détour pour la richesse d'informations qu'il contient sur l'époque, ses moeurs, ses idées, de part et d'autre de la Manche, un voyage historique peu banal à Paris, à Londres et à Vienne. 
Côté musique, j'ai été assez bluffée par la manière dont Dongala avait réussi à rendre passionnant et vivant tout cet univers musical, jusqu'aux aspects techniques. J'ai aimé voir revivre les grands noms de l'époque, suivre les rivalités, et découvrir ce qui était en vogue musicalement à Paris, à Londres ou à Vienne. 
J'ai particulièrement adoré les passages avec Beethoven. Quel foutu caractère ! Je ne connaissais pas du tout cet épisode de sa vie avec Bridgetower. C'était assez émouvant et fort, et la toute fin m'a un brin secouée. Un conte de fée qui se termine sur une note quelque peu amère.

La dernière page tournée, je me suis précipitée sur Youtube pour écouter cette sonate à la lumière de la description de Dongala. Formidable !


LC avec Keisha.
Également commenté par Jackie Brown, Hélène, Gangoueus...

24 commentaires:

  1. Quand je lis (et c'est rare) un 'roman historique', je suis parfois gênée par le côté 'j'ai bien fouillé le sujet et tout sera dans le roman, que ça passe ou pas', alors là oui, il y a un peu de cela, mais Dongala ne s'étale pas et on n'a pas le temps de s'ennuyer. Et puis les informations autour de la musique et de Beethoven sont assez neuves pour moi.
    Sinon, oui, c'est tout à fait un style différent du Groupe de femmes

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    1. Non, il ne s'étale pas dans de grandes démonstrations, c'est vrai, il synthétise même tout cela plutôt bien, mais disons qu'il cumule quand même un peu tout type de données de façon opportune, surtout quand ils sont sur Paris, "tiens, voilà Olympe de Gouges. Faisons lui parler féminisme. Tiens, des scientifiques là-bas. Parlons sciences. Et vous savez comment se passe l'esclavage arabe ?" J'ai trouvé ça un poil too much même si ça se digère bien et que ça n'en reste pas moins très intéressant.
      Quoi ? Les informations autour de la musique, neuves pour toi ? Je pensais que tu étais en terrain plus que familier.^^ J'ai beaucoup aimé cet aspect du récit aussi. Là je dis chapeau bas Monsieur Dongala parce qu'il en parle comme s'il était expert alors qu'a priori, il découvrait tout de cet univers aussi.

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    2. Je pensais sûrement au fait que la sonate à Kreutzer ne lui était pas dédiée au départ;..Je l'ignorais.

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    3. Ah oui, quel sacré retournement de situation ! Bon, je l'ignorais encore plus que toi, tu te doutes bien.^^ Je ne connaissais même pas la sonate à Kreutzer, pour dire... :-S

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  2. Ce roman est passé plusieurs fois entre mes mains mais je n'étais pas décidée à le lire. Je crains un peu ce que tu décris : l'abondance de faits et de noms connus qui font catalogue, et ça ne me tente pas.

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    1. Ce n'est quand même pas lourd à ce point, mais c'est vrai que par moment, on a l'impression qu'il fait étalage de son érudition (bon, il a fait beaucoup de recherches, normal qu'il veuille nous en faire profiter^^). C'est surtout lors de leur séjour à Paris que ça m'a frappée. Bon, les faits restent très intéressants, j'ai appris énormément sur cette période et les thématiques abordées, et rien que pour cela, je ne regrette pas ma lecture. Après, ça se laisse lire sans temps mort, et l'histoire de Bridgetower et de ses contemporains vaut quand même le détour.

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  3. Malgré tes quelques réserves, tout ça a l'air vraiment passionnant. Je le note pour quand il sortira en poche.

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    1. Tu as raison, ne te laisse pas arrêter par mes bémols. Les thématiques abordées restent passionnantes. Je ne connais pas d'autres romans qui les explorent de façon aussi poussée.

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  4. Je le lirai sans doute, malgré tes réticences... comme toi, je pense que le sujet m’intéressera...

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    1. Je pense aussi, et ça se trouve, tu sauras apprécier davantage que moi. Il faut dire que j'avais de hautes exigences après Photo de groupe...^^ Mais c'est tellement différent que ce n'est pas comparable, et je pense que ma lecture a été un peu parasitée par mes souvenirs de Photo de groupe...

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  5. C'est un peu ce que je craignais, mais je vois que tu l'as lu sans sans déplaisir, je le garde sur mes "tablettes" !

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    1. Oui, tu peux. J'ai un peu tiqué sur la forme par moment, et surtout par les ficelles apparentes, mais le fond reste très intéressant. C'est un roman assez unique en son genre, pour ses thématiques abordées.

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  6. Le sujet ne m'intéresse pas du tout. Je passe mon tour.
    Bonne soirée.

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    1. Ah ben voilà qui est clair.;-)
      Bonne soirée.

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  7. Déjà que le sujet ne m'attire pas une seconde... Je passe sans même me retourner.

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    1. Tu t'es procuré un bouclier anti-PAL toi aussi ?^^

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  8. Malgré tes réticences, je reste tentée. Je comprends la gêne que tu évoques mais au final c'est ce que j'adore avec les romans historiques, ils nous donnent souvent envie d'aller plus loin.
    Étrange aussi, je viens de finir le dernier Max Lobe, qui écrit d'habitude sur la suisse et qui a fait le chemin inverse en écrivant cette fois sur l'afrique. Trės bien en passant!

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    1. Oh ! Je reviendrais bien à Max Lobe ! J'avais vraiment adoré sa Trinité bantoue ! J'en garde un souvenir fort !
      Oui, pour la Sonate, ça donne vraiment envie d'aller plus loin. En tout cas, je n'ai jamais vu de romans historiques (hors thématique esclavage aux Etats-Unis) réunir autant de personnalités noires en Europe, parler de leur condition, et développer un peu le point de vue de leurs contemporains sur leur situation.

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  9. C'est vrai que quand on pense conditions des noirs, on associe plus rapidement aux Etats-Unis, et en effet ça doit être vraiment intéressant de se pencher sur le cas de la France, mais avec tous ces bémols je ne pense pas que ce soit une lecture pour moi!

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    1. Très juste ! Quand on pense noirs à cette époque, on pense presque automatiquement esclavage et Etats-Unis, sans se demander vraiment de ce qu'il en était sur les îles colonisées par exemple, ou ce qu'il advenait des affranchis en France. On pense moins au chevalier de Saint-George, à Alex Dumas, Soliman ou encore aux noirs militants en Angleterre dont parle Dongala. Je remercie vraiment l'auteur de m'avoir un peu ouvert l'esprit à ces réalités.:-) Après, moi je trouve ça plus percutant en documentaire pur, mais malgré mes bémols, je dois bien admettre que Dongala s'en sort quand même bien.;-) Ce n'est pas un exercice facile, la biographie romancée, ou le roman historique autour de personnages ayant vraiment existé. On peut difficilement sortir des clous, et si on essaie de dériver un peu, ça sonne tout de suite faux... Non, pas facile.:-)

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    2. Tu comprends pourquoi, en particulier sur certaines périodes plus proches, je préfère un bon bouquin documentaire, comme par exemple Une île une forteresse.
      Tu comprends aussi pourquoi je lis assez peu de romans historiques. Dès que tu connais un peu le coin, ça passe moins bien, tu vois, comme toi la partie durant la révolution, tu connais, ça t'a paru artificiel.
      Pareil, quand ça se passe en Afrique, l'auteur a intérêt à ne pas trop raconter en détail, je m'ennuie si je connais déjà.

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    3. Oui, j'ai remarqué que j'aimais bien aussi lire de plus en plus de non-fiction, mais j'aime assez les romans historiques tout de même. J'ai en tête Les Rois maudits (coup de coeur), Mille femmes blanches (coup de coeur), Shogun (coup de coeur). Peut-être que ça passe mieux quand ils ne sont pas centrés autour d'une figure historique ayant réellement existé. Je dirais que dans cette catégorie, c'est vraiment plus les biographies romancées qui ne m'ont jamais vraiment convaincue.

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  10. Ça reste pourtant un sujet qui m'a toujours passionné, la condition des Noirs, et pourtant le côté mécanique que tu décris me lasserait aussi énormément. Par contre, "Photo de groupe au bord du fleuve" me tente grave depuis sa sortie! C'est un auteur que j'ai follement envie de découvrir.
    Tabarouette, tu lis pleins d'auteurs que j'ai envie de lire depuis longtemps :D
    Mercredi... (hum.....C'est pas fameux mais ça s'en vient! ^^) ha ha ha
    Gros bisousssssss

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    1. Si le sujet te passionne, lance-toi quand même dans ce roman. Ça vaut au moins le coup pour sa documentation historique sur une thématique peu explorée en littérature. Quant au côté mécanique, il ne rend pas non plus le récit indigeste, j'avais juste un léger inconfort par moment mais j'y ai survécu, et Keisha ne l'a pas ressenti aussi fortement et a fait avec.;-) Bon, personnellement, je recommanderais de lire en premier "Photo de groupe..." quand même pour découvrir l'auteur. Et dans tous les cas de figures, il est à lire, ouiouioui !^^
      Jeudi ! Ça arrive doucettement mais sûrement. :-D
      Gros bisousssss

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