samedi 9 février 2019

LES PALIMPSESTES


LES PALIMPSESTES

traduit de l'espagnol (Pologne) par Lori Saint-Martin

Je furetais en librairie en octobre quand ce petit livre noyé parmi les mastodontes de la rentrée littéraire et autres grosses piles a réussi miraculeusement à se frayer un chemin jusqu'à mon oeil rêvasseur. Il faut dire que la couverture assez inédite et intrigante avec un rien de délire et d'absurde était assez irrésistible (pour moi). Un coup d'oeil à la quatrième de couv. J'étais cuite.
"Ça ne va pas très fort ces derniers temps pour Czeslaw Przesnicki. À trente-cinq ans, cet autoproclamé "écrivain raté", ressortissant polonais d'expression antarctique, se retrouve interné dans un hôpital psychiatrique liégeois. [...] Il erre dans les couloirs d'une étrange institution dont les patients se nomment Nabokov, Beckett, Cioran ou encore Ionesco. [...] Tous autant de grandes figures de l'exil qui, accusées d'avoir renoncé à leur idiome maternel, doivent se soumettre à une énigmatique "thérapie bartlebienne" censée les remettre dans le droit chemin linguistique."

Un autre coup d'oeil à la biographie de l'auteure, inconnue de mes services jusqu'à lors : une Polonaise écrivant en espagnol et vivant en Belgique. J'étais doublement cuite. Ça promettait !

Promesse tenue dès les premières pages où le délire coule à flot dans une cascade d'imagination débridée.
Rien que la présentation du personnage principal qui a appris "l'antarctique, langue que je parle aujourd'hui avec aisance, quoique avec un fort accent étranger, et dans lequel j'ai écrit mon premier roman, Wampyr, un échec éditorial retentissant.", j'ai trouvé ça tellement cocasse ! Accusé par les écrivains natifs antarctiques, dont la communauté est assez importante, de vouloir leur prendre leur travail et chassé du pays, notre immigrant littéraire se retrouve, à la suite d'un triste concours de circonstances, interné dans un hôpital psychiatrique

On l'y fait suivre de force un programme de réinsertion linguistique avec d'autres écrivains qui, pour diverses raisons, n'écrivent pas dans leur langue maternelle et doivent réapprendre à le faire, tels Nabokov, Ionesco, Joseph Conrad, Karen Blixen ou encore Agota Kristof. Pour la psychiatre de cet établissement, il est important de lutter contre l'anarchie littéraire. Un écrivain a une patrie et appartient à une culture et doit s'y tenir (j'en rigolais car c'est vrai que je galère à classer les auteurs multi-culturels !).

J'ai vraiment aimé ce délire autour des écrivains natifs vs les immigrants littéraires (écrivains illégaux) présenté comme une problématique très grave et sérieuse à laquelle il faut mettre fin. Au-delà du saugrenu de la situation, cet ouvrage suscite des réflexions très intéressantes sur le rapport des écrivains à la langue : peut-on réduire un écrivain à sa langue maternelle ? Faut-il lui attribuer une culture précise ? Une origine claire ? Une langue déterminée ? N'a-t-il pas le droit d'écrire dans une langue étrangère ? Pour quelles raisons le fait-il ? S'agit-il d'ailleurs d'un choix véritable ?

J'ai beaucoup aimé aussi le choix et la variété des écrivains de l'exil représentés dans ce livre, chacun ayant des raisons différentes d'en être arrivé à écrire dans une langue étrangère à sa culture d'origine. J'ai adoré la façon dont l'auteure les a mis en scène dans ce livre ! C'était à la fois grandguignolesque et fascinant.

Ah ! Et quelles crises de rire autour du sujet des livres de notre écrivain raté. J'en avais vraiment les larmes aux yeux tellement c'était n'importe quoi !

Mon avis sur Goodreads :
Aaah ! Facétieux, déjanté, tordu et en même temps très sensé, tragi-comique, original, et une écriture savoureuse... Tout ce que j'aime ! Un court roman que j'ai dévoré, riche de références littéraires. Un bel hommage à la littérature, et particulièrement à celle de l'exil et multi-culturelle.
Un OLNI comme j'aime !

Quelques extraits :
"Mais nous autres écrivains, nous écrivons pour des raisons inséparables de notre bassesse morale, à savoir l'ambition, un ego surdimensionné, l'angoisse, l'envie de briller, l'arrogance et la peur de mourir. Ce sont ces circonstances dramatiques qui nous poussent à imaginer les histoires que nous présentons à nos lecteurs, des gens innocents et généreux qui paient de leur propre poche le privilège de nous offrir quelques heures de leur vie. En général, nous les décevons parce que, tout comme les spécimens faibles et dépravés dominent l'espèce humaine, il y a beaucoup plus de mauvais écrivains, dont moi, que de bons."

"Les chiens sont l'image stéréotypée de la fidélité et c'est pour cette raison qu'ils représentent forcément la langue maternelle et non l'étrangère, qui ignore l'individu avec la cruauté d'un chat ou d'un régime totalitaire. Ni un chat ni une langue étrangère ne perd son temps avec quelqu'un qui ne lui voue pas un culte quotidien, et seuls les langues maternelles et les chiens peuvent défier l'oubli, l'abus de pouvoir et le totalitarisme."

"- À quelle culture appartenez-vous, monsieur Nabokov ? a demandé la doctoresse en lui adressant un regard impassible. La Russie ? La France ? La Grande-Bretagne ? Les États-Unis ?
Nabokov s'est figé devant la psychiatre.
- Qu'est-ce que ça peut vous faire ! a-t-il hurlé en approchant les gants de boxe de la doctoresse. Ma tête parle anglais et mon coeur, russe ! Et mon ouïe, français !
- Vous êtes écrivain, a dit la psychiatre en même temps qu'elle notait quelque chose dans son carnet. Vous devez appartenir à une culture. Tous les écrivains appartiennent à une culture.
Nabokov a gardé le silence pendant quelques instants, puis il a brandi les deux poings.
- Le vrai passeport d'un écrivain, c'est son art ! a-t-il rugi."

"- Il m'a été difficile d'écrire en français, a poursuivi Cioran, parce que par tempérament, cette langue ne me convient pas : il me faut une langue sauvage, une langue d'ivrogne. Le français a été pour moi une camisole de force."

L'auteure
Née à Gliwice en 1979, Aleksandra Lun quitte la Pologne à 19 ans, finance ses études de langues et littérature en Espagne en travaillant dans un casino et vit aujourd'hui en Belgique. Elle est traductrice de l'anglais, du français, de l'espagnol, du catalan, de l'italien et du roumain vers le polonais, sa langue maternelle. Les Palimpsestes (écrit en espagnol), son premier roman, a reçu la prestigieuse bourse PEN/Heim du PEN America. Elle apprend actuellement le néerlandais.

18 commentaires:

  1. Oh mais ça a l'air bien!
    (et qu'allait-elle faire dans cette (galère) librairie, hein?)

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    1. Haha ! Fut une époque, je ressortais avec 10 livres. Là, un livre, parfois rien. J'ai fait des progrès.^^ Et je suis toujours bien contente quand mon acquisition ne me fait pas regretter mon achat !

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  2. J'ai d'abord été intriguée par ce qui est apparu dans mon reader : "traduit de l'espagnol (Pologne)". Je me dis, tiens, A Girl n'a pas désaoulé avant de publier son billet.... Et puis je lis "ressortissant polonais d'expression antarctique" : oh la la, ça a l'air bien ce livre ! Et en effet, tu as l'air d'être tombée sur une pépite. Quel éditeur ?

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    1. Les éditions du sous-sol, maison fondée par Adrien Bosc.
      Ahaha, tes premières phrases m'ont bien amusée ! J'ai eu à peu près les mêmes réactions quand j'ai eu le livre entre les mains. Traduit de l'espagnol (Pologne) ? Comment ça ? L'éditeur se serait-il trompé ?
      Quand l'auteure publiera son premier livre en néerlandais, il va falloir que je la rajoute dans les auteurs belges !^^

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  3. Mais ça touche à es questions fondamentales de la culture et de l'identité !

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    1. Mais oui, complètement ! C'est présenté avec beaucoup de dérision mais dans le fond, cela suscite en effet des réflexions essentielles autour de l'identité culturelle.

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  4. J'adore aussi la couverture ! On dirait que tu as déniché là une pépite méconnue, merci !!

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    1. Je ressens en effet cette rencontre littéraire fortuite comme un vrai coup de chance !

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  5. Il était clairement fait pour toi celui-là !

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    1. Clairement ! Nos routes étaient faites pour se croiser.^^

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  6. Il a l'air génial ce livre. T'as bien fais de le lire pour nous en parler. Tu galère toi aussi pour classer les auteurs. Figure toi que j'ai failli faire un billet pour vous demander de l'aide.

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    1. Je pourrai te le prêter lors d'une prochaine sortie. Faut que je te rende ton livre aussi !
      Ah oui, le classement des auteurs parfois, c'est galère quand Untel est né ici mais est de parents d'ailleurs, puis a grandi là-bas, pour vivre maintenant dans un autre pays et écrire dans une langue qui n'a rien à voir avec aucun des pays, merci ! Sans parler du/des lieu(x) d'action !^^

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  7. Tu m'intrigues, là !
    Bonne semaine.

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  8. OH ça semble bien délirant et donc distrayant... Avec de la réflexion ! Je archi note. Et comme toi, je galère pour "classer" certains auteurs... que je mets en littérature française alors que de devrais créer une catégorie "littérature francophone"... ne serait-ce que pour mon Amélie Nothomb, qui est tout d'abord diablement belge !

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    1. En librairie aussi, ce n'est pas toujours simple de retrouver certains auteurs mais bon, je suppose qu'ils ne peuvent pas se permettre de créer un mini-rayon pour chaque auteur difficile à classer.^^

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  9. Ca a l'air complètement barré ! Ca me tente :-).

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