samedi 13 juillet 2019

LA FILLE DE LA SUPÉRETTE


LA FILLE DE LA SUPÉRETTE

paru chez Denoël sous le titre KONBINI

traduit du japonais par Mathilde Tamae-Bouhon

"Les gens perdent tout scrupule devant la singularité, convaincus qu'ils sont en droit d'exiger des explications. Personnellement, je trouve ça pénible, et d'une arrogance exaspérante."

La quatrième de couverture s'ouvre sur cette phrase extraite du livre et je trouve qu'elle résume parfaitement son esprit.

Je pensais au départ que ça allait être un récit léger, divertissant et même drôle, un peu façon témoignage d'employé de supermarché ou autres commerces impliquant le contact avec une clientèle pas toujours évidente, inspiré de l'expérience personnelle de l'auteure (et venant d'une Japonaise, je trouvais ça particulièrement intéressant car on n'a pas vraiment l'habitude de les voir critiquer, se moquer ou se plaindre si ouvertement).
J'étais tout à fait prête à m'en satisfaire, voire m'en délecter. J'avais même hâte de ce léger/divertissant à la japonaise, mais ce livre n'a tellement rien à voir avec ce que j'avais en tête, et est tellement mieux que ce que j'en attendais. Plus profond, lucide, intelligent et même audacieux, riche de vérités-claques qui suscitent bien des réflexions. J'ai adoré !

Keiko a 36 ans, est célibataire, n'a pas d'enfant, et travaille dans une supérette (un konbini en japonais)... depuis 18 ans ! Dans la culture japonaise, c'est une hérésie. Mais jusqu'à présent, elle n'avait ressenti aucune nécessité de changer de vie pour rentrer dans le moule, elle se sentait bien ainsi.

Ce livre, loin des anecdotes légères sur le quotidien en supérette, aborde le sujet des personnes un peu différentes, détachées des petites préoccupations de standing social, qui vivent selon ce que leur coeur leur dicte, sans se plier au diktat, au jugement et à la pression de la société. Il faut un sacré cran mais en même temps, Keiko ne semble pas le vivre comme un exploit ou une lutte quotidienne. Elle est anticonformiste mais sans que ce soit une revendication. Elle est juste atypique, disons.
Elle aime son job, met du coeur à l'ouvrage, est une bonne employée, n'a pas d'ambition particulière et ne s'en trouve pas mal pour autant. Elle n'a personne dans sa vie mais ne le vit pas mal non plus. Elle a trouvé sa place dans la société, dans ce monde, et c'est déjà énorme pour elle. J'ai beaucoup aimé cet aspect. On se dit, mais oui, si elle veut mener sa vie ainsi, qu'on lui foute la paix en réalité. Les gens peuvent être tout à fait heureux, ou du moins satisfaits de leur vie ainsi. En vrai, pourquoi tant d'agitation si les gens ne font pas comme tout le monde ou dévient de l'ordre établi (sans mettre en danger qui que ce soit, bien sûr) ?

Alors, si Keiko ne critique pas ouvertement les clients ou son quotidien comme je pensais que ça allait être le sujet central de ce livre, d'une certaine manière, elle pointe indirectement du doigt les travers de cette société japonaise qui étouffe l'individu et la personnalité, formate, contrôle, impose des normes et la façon dont vous devez vivre et contribuer à la communauté (comme la plupart des sociétés d'ailleurs).
Que de difficultés pour s'adapter à ce monde, trouver sa place quand on n'est pas dans les normes, ou qu'on en est détaché. Bien malgré soi, on finit par se sentir obligé de rentrer dans le moule pour faire plaisir et rassurer les autres, et surtout pour avoir la paix.
Souvent elle m'a fait penser à une extra-terrestre car elle manquait clairement de codes sociaux, et quand elle tentait de les appliquer par mimétisme et que ça marchait, ses observations m'amusaient beaucoup. Sans parler des réactions de son entourage. Parce que, sous le prisme de son regard faussement naïf, on voit beaucoup notre monde, nos comportements codés, nos réactions conditionnées malgré nous, notre besoin d'étiqueter et de catégoriser les autres pour être rassuré, comme une véritable absurdité. Je me suis sentie très proche d'elle, presque identifiée à sa façon de voir les choses dans ces moments-là.

J'ai bien aimé aussi le fait que l'auteure, Sayaka Murata, mette en scène un vrai rebut de la société (paresseux, irrespectueux, opportuniste, en un mot, un parasite) car dans l'idée de ce livre, et une leçon qu'on pourrait en tirer, c'est qu'il ne faudrait juger personne pour ses choix de vie. Il y a toutefois des limites, c'est quand ces personnes profitent des autres et de la société. J'ai bien aimé le fait que Keiko ne soit pas dans le jugement pour autant. Il y a quand même quelque chose de clairement décalé chez elle.^^

Mais du coup, quand deux êtres marginaux et solitaires se rencontrent et attention SPOILER finissent par s'associer pour échapper au jugement permanent de la société et rassurer leur entourage, s'entendront-ils forcément ? C'est ce qu'on découvrira en cours de lecture. J'ai beaucoup aimé la fin ! :)

Au final, un roman qui m'a beaucoup amusée, pour la singularité du personnage principal, son côté clairement décalé et sa façon brut de pomme, sans calcul, sans arrière-pensée, sans filtre, d'exprimer les choses (aah des fois il faut être assis^^). Un roman lucide sur les absurdités de nos petites préoccupations, et en même temps, une histoire et un destin personnel très émouvants, admirables même quelque part, qui font réfléchir.

J'ai lu que ce roman avait obtenu l'équivalent japonais du prix Goncourt. C'est amplement mérité (bon, pour ce qu'il vaut aujourd'hui, ceci dit... en France du moins).

Des extraits parlants :
"En cet instant, pour la première fois, il me sembla avoir trouvé ma place dans la mécanique du monde. Enfin, je suis née, songeai-je. C'était, à n'en pas douter, le premier jour de ma vie en tant que membre normal de la société."

"Disons que ça ne m'a jamais vraiment intéressée, et que ça ne m'a jamais préoccupée non plus. Ce qui n'empêche pas les autres de déblatérer, en s'imaginant que ça me travaille. Et quand bien même ce serait le cas, on ne peut pas dire que j'en souffre, mais ça, personne ne peut l'imaginer. C'est sans doute plus commode pour elles de se monter le bourrichon."

"Je ne ressens pas le besoin d'aromatiser mes boissons chaudes, je me contente de prendre mon eau telle quelle, sans y mettre d'infusette."

LC avec Maggie.

L'auteure
Sayaka Murata est née en 1979. Son roman Konbini a connu un succès fulgurant au Japon, avec plus d'un million d'exemplaires vendus et un accueil retentissant auprès des critiques. Elle a reçu de nombreux prix, dont le prix Akutagawa, équivalent japonais du Goncourt. Malgré tout, Sayaka Murata a continué de travailler dans sa petite supérette pendant plusieurs mois avant de prendre finalement la décision de se consacrer à l'écriture.

14 commentaires:

  1. Oui, c'est un personnage décalé ! Au début, j'avais mis que c'est le genre de type de personnage comme dans Dédale, le manga. Ca devient une obsession :-).
    Moi aussi, j'aime beaucoup ce personnage et j'espère que l'auteur aura l'idée de faire plein d'autres romans léger en apparence mais qui font réfléchir...

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    1. Haha, trop drôle cette fixette sur les mangas. Moi je trouve, d'une manière générale, que les Japonais ont un côté décalé. C'est ce qui m'a toujours fascinée, intriguée et attirée dans leur culture.
      J'attends aussi avec impatience le prochain roman de cette auteure !

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  2. Mais oui, j'avais noté Konbini, il faut donc que j'actualise le titre !

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    1. Oui, la version poche a changé le titre, probablement pour qu'il soit plus parlant pour le lectorat français.

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  3. J'ai commencé à lire le billet de Maggie, hier, en me disant "tiens", c'est écrit par l'auteur de "Konbini" pour finir par comprendre qu'il s'agissait du même titre. Je me demande pourquoi ce changement... mais bon peu importe, sa sortie en poche est une bonne nouvelle, et vos avis à toutes les 2 me confortent dans mon envie de le lire.

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    1. Quand je suis tombée dessus en librairie, j'ai tout de suite pensé à Konbini, deux romans japonais autour du thème de la supérette étant une trop grosse coïncidence.:) J'ai eu un doute mais après vérification, c'était bien ça. Je pense que le nouveau titre est plus parlant pour le lectorat français qui n'a peut-être aucune idée de ce que sont les konbinis.
      Très curieuse de ton avis sur ce livre si tu te lances !

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  4. Maggie (ou en tout cas les extraits) ne m'avait pas convaincue, mais là, je vacille...

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    1. Oui, les extraits hors contexte sonnent étrangement, c'est vrai. Après, le style est assez simple mais comme je disais chez Maggie, le fond et le propos sont solides et rendent le tout savoureux.

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  5. J'avais beaucoup aimé aussi. Par contre le changement de titre n'a aucun intérêt en dehors de celui de tromper quelques lecteurs n'ayant pas compris que c'est l'édition de poche Konbini.

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    1. Je pense surtout que le livre, dans son grand format, n'a pas obtenu le succès escompté - il faut dire que le titre "Konbini" n'est pas forcément parlant pour la plupart des francophones - et qu'au passage en poche, ils ont dû opter pour un titre bien français, et donc plus évocateur, pour atteindre un public plus large.

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  6. Ah le sujet me parle carrément ! Tu es trèèèès tentante dans ton billet, et puis, ce n'est pas comme si j'allais souvent en terre japonaise littéraire.

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    1. Oh oui, tu peux foncer avec celui-là ! Je le recommande bien volontiers et je suis sûre que tu sauras apprécier.:)

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  7. alors moi qui ne suis pas fan des romans japonais (le peu que j'ai lu ne m'a pas plu ou alors juste laissé indifférente), me voilà bien tentée! j'adore le côté décalé du personnage mais sans revendications...

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    1. Alors celui-là, je le mettrais volontiers entre toutes les mains ! J'ai déjà commencé d'ailleurs, je l'ai prêté à une collègue.:) C'est un livre qui ne paie pas de mine comme ça, au premier regard, mais il est très riche de réflexions sans en avoir l'air et vaut vraiment le détour.

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