mardi 11 février 2020

À LA LIGNE


À LA LIGNE

         FEUILLETS D'USINE

Je me souviens, ce livre, perdu parmi tant d'autres nouveautés sur un présentoir en librairie, avait malgré tout attiré mon oeil et éveillé mon intérêt à sa parution. La couverture ? Il y avait peut-être déjà un bandeau à l'époque, ou un mot de libraire enthousiaste. Le titre aussi était un rien intriguant. Ces "Feuillets d'usine" qu'on imagine mal trouver leur place au rayon littéraire suscitaient la curiosité.
Je l'ai feuilleté mais la forme m'a tout de suite brouillé l'entendement. Je n'ai jamais été très amie avec la poésie. Dommage, il y avait là quelque chose d'original pourtant.
Et puis quelques jours plus tard, je vois ce livre cité partout et commenté avec grand enthousiasme. Personne ne semblait s'être cassé les dents sur la forme. Aaah ?

Le coup fatal et décisif fut le passage de l'auteur, Joseph Ponthus, à La Grande Librairie. Il m'a conquise direct. J'ai été touchée par ce personnage qui avait tout quitté par amour et qui avait suivi sa femme en Bretagne, troquant une vie professionnelle stable et gratifiante pour une précarité subie et aliénante. Ne trouvant aucun poste correspondant à ses compétences, il est en effet contraint de devenir ouvrier intérimaire dans les conserveries de poissons et les abattoirs bretons. La répétition sans fin des mêmes gestes, le corps qui s'épuise jusqu'à l'abrutissement de l'esprit, à peine quelques pauses, le rendement avant tout. L'usine, quoi. Le travail à la chaîne. Ou plutôt, à la ligne, comme on dit maintenant. C'est l'écriture qui, jour après jour, lui offre une échappatoire à ce rythme infernal. Comme pour l'exorciser, il retranscrit son quotidien avec une précision telle que la forme de son texte prend celle de ses journées.

"J'écris comme je travaille
À la chaîne
À la ligne"

J'avais été refroidie au départ par l'idée d'un texte poétique avec des envolées lyriques mais en fait, si on fait abstraction de la forme que l'on peut voir comme un artifice de mise en page, ce texte se lit de manière tout à fait classique et est de fait parfaitement accessible à tout venant. Ce qui n'amoindrit en rien la qualité de l'écriture qui sait se rendre savoureuse sous cette forme pourtant peu conventionnelle et qui demande tout de même une certaine maîtrise et agilité de la part de l'auteur.
J'ai vraiment apprécié l'originalité de la forme et du fond et j'ai été touchée par la démarche de l'auteur à travers ce livre que j'ai lu comme l'ouvrage d'un type qui raconte, simplement parce qu'il en avait besoin - façon thérapie, une expérience personnelle particulière, qu'il n'aurait jamais dû vivre. Et cette expérience, qui a valeur de témoignage et sonne comme un hommage au monde ouvrier, était particulièrement intéressante et instructive car elle m'a immergée dans et sensibilisée à la terrible réalité de la condition ouvrière, un univers impitoyable qui ne m'était connu, il me faut l'admettre, qu'en surface.

Je n'en ai pas fait un coup de coeur ceci dit car, sur la longueur, mon plaisir de lecture ne s'alignait pas toujours à 100% avec ma fascination pour la forme et la démarche mais dans l'ensemble, j'ai été plutôt agréablement surprise par cet ouvrage.

Quelques extraits :
"L'autre jour à la pause j'entends une ouvrière dire
à une de ses collègues
"Tu te rends compte aujourd'hui c'est tellement
speed que j'ai même pas le temps de chanter"
Je crois que c'est une des phrases les plus belles
les plus vraies et les plus dures qui aient jamais
été dites sur la condition ouvrière
Ces moments où c'est tellement indicible que l'on
n'a même pas le temps de chanter
Juste voir la chaîne qui avance sans fin [...]"

En exergue (j'adore !) :
"C'est fantastique tout ce qu'on peut supporter."
Guillaume Apollinaire (lettre à Madeleine Pagès, 30 novembre 1915).

L'auteur
Joseph Ponthus est né en 1978 à Reims. Après des études de littérature et de travail social, il a exercé plus de dix ans comme éducateur spécialisé en banlieue parisienne. Il vit et travaille désormais en Bretagne.

20 commentaires:

  1. Je craignais la forme, mais dès que j'ai commencé, elle ne m'a posé aucun problème. Au contraire, j'ai trouvé qu'elle collait bien à son sujet.

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    1. Je suis complètement d'accord. L'auteur a été très inspiré sur le moment. Enfin, a priori, cette forme coulait de source pour illustrer et exprimer son quotidien à l'usine.

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  2. ben moi si, la forme ne m'a pas donné envie de m'y plonger. Ou alors il faudrait que je le lise comem si il n'y avait pas de retour à la ligne... Dommage car le fond m'intéressait. L'impression d’essoufflement à la lecture et l'effort à fournit pour 'oublier' la forme? Mais je comprends le jeu de mots avec le titre.
    Remarque je pourrais le lire vite, rien que tes passages j'y vais en zigzag lecture rapide, je ne peux m'en empêcher.
    Bref, il me faudrait une version sans retours à la ligne; ^_^

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    1. En réalité, la forme se laisse très vite oublier. Elle finit même par devenir normale, naturelle. Peut-être comme son quotidien à l'usine d'ailleurs.:) En tout cas, je n'ai pas de souvenir d'effort fourni ou de lassitude par rapport à la forme.
      Et si tu as réussi à lire le passage ci-dessus sans problème, franchement ne te prive pas pour le reste, surtout si le fond t'intéresse !

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  3. Je suis entièrement d'accord avec toi.

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  4. J'ai vu ce roman encensé sur pas mal de blog... Sans doute est il incontournable vu le "bruit" qu'il a fait. je crains d'être tout de même bien dérangée par la mise en page, car rien que sur l'extrait que tu cites, j'ai du mal. Mais bon, pourquoi pas néanmoins !

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    1. Tente-le en audio peut-être. Je ne sais pas s'il existe dans cette version, je n'ai pas vérifié, mais je serais assez curieuse du rendu ! Je suppose qu'à la lecture orale, il faudrait retranscrire cet effet visuel pour bien faire les choses. Sacré challenge pour celui qui s'y collera (ou s'y est collé).

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  5. C'est plus fréquent dans le monde anglo-saxon, les romans en vers. (C'est Clémentine Beauvis qui le dit, l'auteure de Songe à la douceur.)

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    1. C'est vrai. La poésie d'une manière générale d'ailleurs. De mon côté, c'est une interview récente de Frédéric Beigbeder qui me l'a fait réaliser.;)

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  6. Je l'ai noté et je veux le lire... Effectivement, je me demande si le style finit par lasser mais je crois que le roman n'est pas long.

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    1. Comme je disais à Keisha, personnellement, je n'ai pas ressenti de lassitude par rapport à la forme, on s'y adapte vraiment bien, mais en effet, le récit est assez court de toute façon.:)

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  7. Personnellement j'ai adoré. Il faut dire qu'il m'a rappelé des souvenirs très personnels, ça joue beaucoup dans l'empreinte qu'un livre peut laisser chez un lecteur.

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    1. Oui, je me souviens bien de ton billet. Il fait partie de ceux qui m'ont beaucoup motivée à sauter le pas malgré la forme qui m'avait inquiétée au départ.:)

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  8. Bonjour A_girl, un récit qui m'a beaucoup plu. J'ai aimé le style qui n'a pas plu à tout le monde. Un livre que je conseille. Bonne fin d'après-midi.

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    1. Bonsoir Dasola, j'ai aimé le style aussi parce qu'il surprend en étant finalement bien plus accessible qu'on ne l'aurait pensé. En fait, si on fait abstraction de ces retours à la ligne aléatoires, ça se lit comme n'importe quelle prose en réalité. Bon week-end !

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  9. j'avais déjà noté, en effet, remets-en une couche, tu as bien raison.

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    1. Surtout qu'il serait dommage de passer à côté.;)

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  10. J'ai lu énormément d'avis très enthousiastes. Pour ma part, il faut que je passe outre le couverture qui me déplaît vraiment...

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    1. C'est vrai que c'est une couverture qui évoquerait plus le domaine médical, ou la dissection, rien de très attrayant en somme, mais tu peux y aller tranquille maintenant. Avec le bandeau, on n'y voit rien.;) Enfin, on ne voit plus que le bandeau.:)

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