vendredi 5 août 2022

LES OXENBERG & LES BERNSTEIN


LES OXENBERG & LES BERNSTEIN

traduit du roumain par Marily Le Nir

OK, je sais que si je vous dis "pogrom de Iași", cela ne vous évoquera rien et ce serait même susceptible d'en faire fuir certains (je comprends).
Et pourtant, quelle erreur, car voilà un des romans les plus jubilatoires, intelligents, subtils, originaux, qu'il m'ait été donné de lire ces dernières années !

Dès le prologue, j'ai adhéré au ton ironique et au style enlevé de l'auteur, Cătălin Mihuleac, ainsi qu'au caractère détonant de la truculente Suzy Bernstein, personnage haut en couleur et fil rouge de ce roman. Sur la fin de cette introduction, j'ai su que j'allais beaucoup me plaire dans ce livre qui déployait déjà une partie de son originalité dans ces pages.
À peine une dizaine de pages plus tard, j'avais validé l'auteur comme EX-CEL-LENT, et je voulais déjà lire tous ses livres (hélas, non traduits à date, mais une manif à l'ambassade roumaine ou à la maison d'édition de l'auteur est prévue 😁).

Mihuleac revient donc sur le pogrom du 28 juin 1941 à Iași, un des épisodes les plus tragiques et un des grands tabous de l'histoire roumaine. On se dit que cette lecture ne va pas être une partie de rigolade, et pourtant l'auteur parvient à maintenir tout le long une distance ironique qui permet de la traverser de façon moins traumatisante qu'on ne s'y attendrait.

L'histoire alterne entre deux familles et deux époques, d'une part les Bernstein, des Juifs Américains de Washington qui se sont enrichis grâce au commerce en gros du vintage et que l'on retrouve dans les années 90, et d'autre part les Oxenberg, une famille juive de la bonne société de Iași, en Roumanie, dont on suit l'histoire 60 ans plus tôt, à la veille de tensions antisémites menaçantes et grandissantes. Les premiers liens entre ces deux destins se tissent lorsque la mère et le fils Bernstein rencontrent Suzy, une jeune Roumaine, lors d'un voyage en Roumanie, et lui proposent d'intégrer leur business en développant le marché du vintage dans son pays.

Un style enlevé, une force narrative d'une justesse remarquable, de l'ironie, de la dérision, des dialogues tordants, des réparties truculentes, les personnages sont tout un poème, la hyène hilare était au rendez-vous, forcément, j'ai été séduite par ce roman, et même quand ça bascule dans le drame et la gravité, l'écriture reste brillante et lumineuse, vous partageant entre le rire et l'abattement, la légèreté et l'effroi. Une scène qui m'a particulièrement marquée à ce sujet, c'est celle qui se déroule dans les wagons du train transportant les Juifs vers leur sombre destination. L'auteur l'a transformée en véritable délire cosmique qui n'était pas sans me rappeler le film "La vie est belle". Cette scène était vraiment excellente, magique, sublime même ! Transformer l'horreur de l'instant en bonne humeur et fraternité fantasmées, de façon à ce qu'on ait l'impression que c'est réel, c'est vraiment fort. Un grand moment de poésie même !
Je sors cette scène du lot mais tout le long de l'intrigue, j'ai a-do-ré la façon dont étaient relatés les événements. Non, franchement, Mihuleac a vraiment l'art d'imaginer et de raconter les histoires. Même les anecdotes les plus simples sont un régal avec lui !

Je voudrais aussi souligner l'excellence de la traduction, une observation qui m'avait déjà marquée avec Solénoïde de Mircea Cartarescu (traduit par Laure Hinckel), et qui me rend très curieuse de la langue roumaine parce que les traductions la font paraître particulièrement riche et savoureuse dans les tournures de phrases. Le résultat est toujours excellent en tout cas !

Quelques extraits :
"Et je ne rate aucun musée.
[...] Je paie vingt dollars au lieu de vingt-cinq. Je prends mes grands airs d'experte en art. Il n'y a rien d'autre à faire dans un musée." 😂

"Cette exposition me rend toute songeuse. [...] Il faut de tout pour faire de l'art minimal. Bien que, moi, je ne voie que le minimum et pas l'art." 😆

"Dans les films réalisés à Hollywood il y a un paquet de phrases standards. Quel que soit le film, elles sont obligatoires.
L'une est : We need to talk. Elle est surtout prononcée dans la vie de couple ou en famille. Quand quelque chose ne marche plus comme il faut et qu'on veut imposer son point de vue avec véhémence, on ne peut pas aborder directement le sujet sans le secours de cette phrase. C'est un lubrifiant de communication."

"Sur les femmes violées, l'Histoire se tait. L'autocensure l'empêche d'accorder de l'importance à ces êtres marqués pour toute l'éternité, à la suite de l'assaut militaire le plus vieux au monde, au cours duquel les soldats, les sous-officiers et les officiers combattent au corps à corps la foule des femmes ennemies. Ils combattent en rugissant férocement, ils se battent jusqu'à l'apogée de la victoire en se servant sans gêne de leurs armes intimes.
Le message est direct : à notre grand regret, les femmes violées n'ont que faire dans les manuels d'histoire où l'on honore avec une considération distinguée l'héroïsme de l'armée. Ça ferait tache sur la photo de groupe, si on les mettait à côté des preux voïvodes Decebal, Vlad, Stefan et Mihai. Et puis il faut ménager la jeune génération. Quel effet cela ferait-il à des élèves qui reçoivent à l'école des leçons de patriotisme ?
Aux yeux de ceux qui rédigent et corrigent les pages de l'Histoire, le sacrifice de ces malheureuses est insignifiant. Braves gens, nous savons que les soldats se soulagent parfois, comme tout le monde, à leur façon, dénuée de manières. Ils se livrent quelquefois à des exagérations que nous pouvons estimer excusables, au regard des privations subies dans les combats héroïques menés pour la liberté de la patrie. Quand de telles choses se produisent, il est bon de tourner le dos, d'allumer une cigarette et de tirer une bonne bouffée jusqu'à ce que l'esprit s'engourdisse. On ne peut rien faire d'autre. Et on n'a pas non plus le droit de le faire."

Également commenté par Keisha.

L'auteur
Cătălin Mihuleac, né en 1960 à Iași, dans le nord-est de la Roumanie, a travaillé une demi-douzaine d'années en tant que géologue. À la chute du régime communiste, il a entamé une carrière de journaliste, tout en publiant ses premiers textes satiriques. La parution de son roman Les Oxenberg et les Bernstein fut un événement en Roumanie, ainsi qu'en Allemagne où l'on a salué sa très grande originalité et sa force narrative imparable pour évoquer l'un des plus grands tabous de l'histoire roumaine contemporaine, le pogrom de Iași.

14 commentaires:

  1. Ah oui quel roman, je n'ai pas oublié le passage dans le train, transfiguré si j'ose dire par le talent de l'auteur, parce que c'est une scène insoutenable.
    Tu sais, tu pourrais aussi apprendre le roumain, une langue latine, il y a déjà de l'aide? ^_^

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    1. Transfiguré, oui c'est exactement ça ! J'ai rajouté le lien vers ton billet.
      Peut-être finirai-je par apprendre le roumain, oui, si les romans ne sont pas traduits.^^

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  2. Et bien détrompe toi, le pogrom de Iasi ça peut nous dire quelque chose, j'ai même lu un roman qui l'évoquait. J'avais déjà dû le repérer chez Keisha ce livre, je renote.

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    1. C'est vrai que les lectrices de la blogo sont principalement des personnes de grandes culture et connaissances.;) Mais la majorité des gens n'en auront pas entendu parler, j'en reste convaincue. J'espère te lire prochainement sur ce livre.

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  3. Comme je suis un peu longue à la détente, ce roman va finir par sortir en poche avant que je me décide, mais en tout cas, il est noté et souligné, et tout et tout !

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    1. Vraiment n'hésite pas, ce roman vaut largement le détour.

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  4. Et bin normalement j'evite ce genre de theme....mais lala tu titilles...;)

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    1. Oui, ce n'est pas le genre de thèmes vers lesquels on se précipite facilement mais franchement, là, tu peux y aller.;) Il faut, même !

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  5. Une envie de lecture que j'avais laissée un peu de côté, mais tu me remotives complétement ! Et comme Aifelle, je connais le pogrom de Lasi, par un roman de Lionel Duroy. Mais la tonalité semble ici beaucoup moins classique. Peut-être en janvier, à l'occasion des lectures communes organisées par Patrice autour de l'holocauste.

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    1. Le traitement de ce tragique épisode est en effet particulièrement original et compte pour beaucoup dans mon appréciation de ce roman. J'espère aussi te lire prochainement à ce sujet !

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  6. tu ne parles pas roumain? Pas aussi ambitieux que Solénoïde tout de même?

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    1. Solénoïde est un peu hors catégorie^^, les deux ne sont pas du tout comparables, et malgré son thème, ce roman-ci est tout de même largement plus accessible.;)
      Quant au roumain, le temps que je m'y mette, les autres romans seront peut-être déjà traduits.^^

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  7. Bonjour A_girl_from_earth, tu n'est pas la première qui écrit beaucoup de bien sur ce roman. Je l'ai noté. Ton billet fait vraiment envie. Bon dimanche.

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    1. Bonsoir Dasola, je ne m'étonne pas des avis positifs, il vaut vraiment le détour.:) J'espère aussi te lire sur ce roman prochainement.

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