mercredi 22 février 2023

LA PLUS SECRÈTE MÉMOIRE DES HOMMES


LA PLUS SECRÈTE MÉMOIRE DES HOMMES 

Je ne me suis jamais intéressée aux Prix Goncourt comme un rendez-vous littéraire annuel incontournable. Je n'ai même jamais suivi qui étaient les finalistes d'une année sur l'autre. Je n'en ai lu quasi aucun sous prétexte que c'était un Goncourt, et en regardant la liste des primés des dernières années, je peux même dire que je n'en ai lu quasi aucun tout court.😆 Il n'y a qu'Hervé Le Tellier qui m'avait interpellée, car vraiment, là, il était impossible de ne pas entendre parler de son Anomalie qui sortait un peu de l'ordinaire. Et puis le nom de Mohamed Mbougar Sarr est sorti, un jeune auteur sénégalais qui m'était inconnu, et là, pareil, c'était assez atypique pour que je ne m'intéresse pas à son cas. 
Sans grande conviction mais curieuse quand même, plutôt que de me précipiter sur son roman, j'ai commencé par regarder quelques interviews, courtes, sur Youtube. Et là j'avoue que j'ai été captivée par son calme, son stoïcisme, et sous le charme immédiat de la clarté de ses propos et de ses réponses que je trouvais toujours très intéressantes. 

En fait, ce qui m'a épatée, c'est qu'autant bien écrire me semble une évidence, une obligation même, pour un écrivain (surtout primé) - les auteurs ont le temps de réfléchir, de retravailler un style, une phrase - autant bien parler de façon spontanée et articulée, en exprimant clairement et brièvement sa pensée et ses idées, me semble assez exceptionnel. 
Forcément, son roman a fini par m'intriguer, mais il m'a fallu tout de même le coup de pouce d'un club de lecture sur Instagram pour me décider à le lire enfin.

Un court extrait de la 4ème de couv pour situer le contexte de l'histoire :
"Une saisissante enquête sur les traces d'un mystérieux auteur menée par un jeune écrivain africain à Paris.
En 2018, Diégane Latyr Faye, jeune écrivain sénégalais, découvre à Paris un livre mythique, paru en 1938, Le Labyrinthe de l'inhumain. On a perdu la trace de son auteur, T.C. Elimane, disparu depuis le scandale que déclencha la parution de son texte. Fasciné, Diégane se lance sur sa piste. Du Sénégal à la France en passant par l'Argentine, quelle vérité l'attend au centre de ce labyrinthe ?"

Dès les premières pages, j'ai été conquise par son écriture (et j'ai noté, en passant, Les Détectives sauvages de Roberto Bolaño auquel il se réfère, comme une lecture urgente 😅). Pour moi, l'auteur écrivait comme il parlait, et c'était un véritable régal de ce point de vue. Et puis je suis rentrée très vite dans l'intrigue à proprement parler. Alors oui, on n'échappe pas au propos intello et même si ce sont des considérations autour de la littérature qui suscitent diverses réflexions intéressantes, ça reste assez cérébral, mais ce qui m'a agréablement surprise, c'est qu'il y a tout de même une alternance entre des réflexions purement intellectuelles et philosophiques, et une réalité plus terre à terre, voire plus triviale, où le ton et les dialogues sont plus "contemporains", ce qui rend la lecture plus "légère", moins intimidante, disons, et le tout s'équilibre bien. Les passages sur les influenceurs et les réseaux sociaux (FB, Instagram) m'ont franchement bien amusée. Ça ancre aussi le roman dans l'air du temps.:)

J'ai trouvé très intéressantes également les réflexions autour de la place des Africains dans la littérature francophone, en particulier dans les années 30 où il était impensable qu'un Noir sache écrire - "[...] un nègre, une créature à peine plus élevée qu'un primate sur l'échelle de la civilisation, qui voulait écrire !" - ainsi que le regard et les espoirs portés par les Africains sur leurs compatriotes écrivains.
C'est un roman qui pose aussi la question du plagiat. Qu'est-ce que le plagiat en fin de compte ? Toutes les oeuvres ne seraient-elles pas des plagiats ?
"Elimane répondait que la littérature était un jeu de pillages, et que ce livre le montrait. Il disait que l'un de ses objectifs était d'être original sans l'être, puisque c'était une définition possible de la littérature et même de l'art [...]."

J'ai commencé à apprécier davantage encore la tournure que prenait cette histoire passée la moitié du livre. Le mystère s'épaississait de manière plutôt intéressante. Mohamed Mbougar Sarr me surprenait par sa capacité à rebondir sur ses propres obstacles. Je trouvais qu'il avait du ressort là où on ne l'attendait pas. Son intrigue était moins linéaire et prévisible que je ne l'imaginais au début. 

Malgré tous ces très bons points, j'ai quand même eu quelques petits coups de mou en cours de lecture, au tiers du roman pour le premier. J'ai déploré aussi quelques petites facilités d'auteur pour lier le tout, mais l'intrigue est assez romanesque pour que ça passe sans trop de heurts, et sur le dernier quart, ça commençait à s'essouffler franchement tout en se complexifiant de façon peu cohérente. Le charme de sa belle écriture et de ses belles réflexions n'opérait en tout cas plus aussi bien qu'au début et je le trouvais juste bien bavard.
La fin m'a toutefois plutôt satisfaite, se concluant avec un minimum de questions restées sans réponse (mais il en reste, grrr), et Mohamed Mbougar Sarr a tout de même réussi à boucler la boucle soigneusement et joliment.

Ce roman est finalement, au-delà du Goncourt, un bel hommage à l'écrivain malien Yambo Ouologuem qui lui a inspiré le personnage de T.C. Elimane, et également à l'écrivain chilien Roberto Bolaño dont il revendique l'influence.

Quelques extraits
"Un vrai écrivain, avait-elle ajouté, suscite des débats mortels chez les vrais lecteurs, qui sont toujours en guerre ; si vous n'êtes pas prêts à caner dans l'arène pour remporter sa dépouille comme au jeu du bouzkachi, foutez-moi le camp et allez mourir dans votre pissat tiède que vous prenez pour de la bière supérieure : vous êtes tout sauf un lecteur, et encore moins un écrivain."

"Ça parle de quoi ? (cette question incarne le Mal en littérature)"

"[...] à force d'être dans l'air du temps il finira enrhumé, comme tant d'autres que l'époque avait fini par moucher après l'encensement sacramentel."


Intègre le Défi lecture 2023 (3/30/100) => catégorie 54 (un auteur de la francophonie mais pas Français)

L'auteur
Né en 1990 au Sénégal, Mohamed Mbougar Sarr a fait ses études secondaires au prytanée militaire de Saint-Louis-du-Sénégal avant de venir en France où il a étudié à l'École des hautes études en sciences sociales. Son quatrième roman, La plus secrète mémoire des hommes, a obtenu le Prix Goncourt en 2021.

33 commentaires:

  1. J'ai apprécié la clarté de l'auteur lorsque je l'ai entendu en interview, mais je n'ai jamais réellement été tentée par son livre. Je ne me force pas, il y en a tant d'autres.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est ma devise.:) Tant que je ne ressens pas l'urgence ou l'envie réelle, je privilégie les livres qui me tentent vraiment. Si le livre atterrit sur ce blog, c'est que l'envie a fini par se manifester.^^

      Supprimer
  2. Je ne l'ai pas lu, ce n'est pas faute de l'avoir feuilleté en bibli. Pas d'éclair dans la seconde entre nous, faut croire.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ahaha, "pas d'éclair dans la seconde entre nous" !^^ Ben écoute, tu auras tentée de t'y intéresser, le courant n'est pas passé, ça m'arrive avec de nombreux livres aussi.:)

      Supprimer
  3. Comment ça il t'était inconnu ? Mais j'ai chroniqué ses deux premiers romans ;-) Je l'ai interviewé pour Etonnants Voyageurs, notamment lors d'une rencontre avec Armistead Maupin et il a fauché la vedette au Grand Américain justement par son calme, son stoïcisme, et la clarté de ses propos. Par son humour aussi.
    Je ne lis pas ton billet car je lirai ce roman-là aussi et je préfère ne rien en savoir avant (oui, c'est possible de ne rien savoir d'un Goncourt quand on ne s'y intéresse pas, tu le sais...)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oh ça a dû être un grand moment cette interview pour Étonnants Voyageurs !
      J'ai retrouvé tes billets mais ça remonte quand même à 2016-2018.^^ Si j'ai certainement dû voir passer son nom sur quelques blogs, comme de nombreux autres auteurs, faute de le voir régulièrement mis en avant (un minimum) en librairie, à la bibli ou même sur les blogs, il a dû disparaître dans les méandres de ma mémoire (clairement la plus secrète^^). C'est chose réparée maintenant grâce au Goncourt.:)

      Supprimer
    2. Punaise, le temps passe vite... J'ai animé pas mal de débats à Etonnnants Voyageurs et ailleurs mais celui là est clairement un de ceux qui m'ont le plus marquée. C'est vraiment très bien que le Goncourt ait fait la lumière sur cet auteur.

      Supprimer
    3. Tu m'étonnes, une rencontre avec Amistead Maupin ET Mohamed Mbougar Sarr. J'aurais trop aimé y assister ! Oui, sans le Goncourt finalement, il y a de fortes chances que je ne l'aie jamais repéré...

      Supprimer
  4. Je tourne autour depuis que j'ai lu De purs hommes, qui lui est court, concis, et... terrible. J'aurais préféré que le Goncourt soit dans cette veine, je crois. ;-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'en ai beaucoup entendu parler de ce roman lors de notre LC Insta. Les avis différaient. Certains avaient préféré De purs hommes au Goncourt et inversement, mais une chose était claire, ça avait l'air d'être un livre fort !

      Supprimer
  5. En te lisant, je déteste tellement quand des questions sont laissées sans réponses, que je vais passer mon tour ^^ ça me frustre toujours quand je termine un livre sans tout savoir^^

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je ne suis pas opposée aux fins ouvertes ni aux mystères laissés entre les mains du lecteur, encore faut-il que l'auteur nous laisse quelques pistes où traîner notre imagination. Ici sur deux-trois événements dont on doute de l'intérêt de la narration, ce n'était pas le cas et ça laisse un peu perplexe, plus que frustré.:)

      Supprimer
  6. Comme Kathel, je tourne autour, pour ces thématiques, mais ce n'est pas la première fois que je lis les bémols que tu exprimes. Comme souvent, ce type de livre, j'y viens tardivement, parce que je suis quand même curieuse ;-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, pareil. Je lis rarement dans la foulée de l'enthousiasme général ou du battage médiatique, mais ça reste dans un coin de ma tête si la curiosité est tout de même là. Ceci dit, celui-ci, je l'aurai lu plus tôt que je ne pensais le lire.^^

      Supprimer
  7. Je l'ai acheté dès sa sortie, chose que je ne fais quasiment jamais, parce que j'avais beaucoup aimé De purs hommes (et apprécié Terre Ceinte, bien qu'un peu moins abouti à mon avis) et surtout, parce que LA REFERENCE A BOLANO, qui est l'un de mes auteurs préférés !! Ceci dit, je ne l'ai toujours pas lu, et entre-temps il est sortie en poche.. Bref, c'est nul !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'ai quelques livres comme ça dans ma PAL, achetés impulsivement en grand format, et qui sont sortis en poche alors que je ne les ai toujours pas lus... C'est absolument rageant ! Je ne suis pas loin d'en faire des malaises quand je m'en aperçois.^^
      Quant à Bolaño, il faut absolument que je le lise. J'avoue que je ne me sens pas encore prête à dédier plusieurs semaines, voire mois, à la lecture de 2666 à l'exclusion de toute autre lecture, mais j'ai l'impression d'être mûre pour Les Détectives sauvages.:)

      Supprimer
    2. Sinon, je conseille souvent, pour la découverte de Bolano, de commencer par Nocturne du Chili : il est court, et permet de tester sa compatibilité avec le style de l'auteur avant de se lancer dans un ouvrage plus gros...

      Supprimer
    3. Hmmm c'est un choix judicieux mais tant qu'à faire, je pense quand même m'échauffer avec Les détectives sauvages parce que je vise tout de même 2666 pour plus tard, un jour.^^ Si je lis un ouvrage plus court, je n'aurai pas l'impression d'avoir vraiment tâté du Bolano et j'aurai en tête qu'il faudrait que je lise quand même un des pavés, alors qu'avec Les détectives sauvages, au moins ce sera fait.^^

      Supprimer
  8. J'ai lu plusieurs avis sur ce livre et je ne crois pas que je le lirai.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il y a tant à lire, il faut faire des choix.;)

      Supprimer
  9. Et bin comme toi, je ne lis pas les goncourts....mais j'ai lu le tellier, pour son cote fantastique et bien sur celui-ci car ecrit par un africain.....je devais le lire quoi...et j'ai vraiment vraiment aime....

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Peut-être que maintenant on lit les Goncourt ? Ahaha !

      Supprimer
    2. Bin cela s'est arrete a ces 2 la....sure de ne pas lire celui de 2022...;)

      Supprimer
    3. Il ne me dit rien non plus mais on ne sait jamais, celui de 2023.;)

      Supprimer
  10. Qu'est-ce que je l'ai aimé ce livre ! J'ai été admirative tout du long. Une écriture exceptionnelle et une intrigue captivante. J'avais déjà été séduite par De purs hommes, mais là... j'en suis restée le souffle coupé.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Wow ah oui on sent que tu as été sous le charme et je ressens bien ton enthousiasme ! Que je partage aussi d'ailleurs, si ce n'est pour mes quelques bémols.

      Supprimer
  11. très honnêtement, je n'ai pas du tout aimé, les quelques passages lumineux et superbement écrits ne m'ont pas suffi, j'ai trouvé que ça manquait de liant, de cohérence, d'intérêt ... J'ai peiné pour le finir.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je comprends. Ça a fait cet effet-là aussi à d'autres co-lectrices et j'ai moi-même peiné à certains passages, mais globalement, j'ai bien aimé quand même.

      Supprimer
  12. J'ai beaucoup entendu parler de ce roman, à voir si je le lirai un jour 😉 en tout cas merci pour cette chronique et pour ce rappel.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Avec plaisir ! C'est le genre de livres à lire quand on se sent prêt ou que l'envie est vraiment là.;)

      Supprimer
  13. Pas lu. je n'ai rien contre les Goncourt, j'en ai d'ailleurs je pense lus pas mal dans les premières années de mon blog, parfois par intérêt réel, parfois pour être à la page. Pour ce qui est de l'intérêt réel, il faut absolument lire l'anomalie !!! Pour ce titre, je ne l'ai pas lu car j'ai parcouru des avis très variés qui m'ont fait dire qu'il serait trop cérébral pour mes envies et moi. par contre, je te suis carrément sur ton paragraphe sur l'expression orale. je suis fascinée par cela et c'est pour ça que j'aime autant aussi écouter des auteurs ou même certains acteurs évoquer leurs romans ou leurs films. C'est une aisance que je n'ai pas, hélas !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, c'est vrai qu'il y en a qui ont un don oratoire. J'écoute aussi pas mal d'auteurs ou d'acteurs moi aussi, certains me fascinent par leur aisance et clarté orales. Rien contre les Goncourt non plus en réalité, plutôt une certaine indifférence au phénomène. Mais rien dans le sens, je ne le lirai pas parce que c'est un Goncourt.^^ D'ailleurs ma lecture actuelle est un Goncourt 1992, je viens de le découvrir.^^

      Supprimer

Merci pour votre petit mot. Les commentaires sont modérés par défaut, mais j'y réponds toujours.