LE PAYS DU PASSÉ
traduit du bulgare par Marie Vrinat
Si j'avais su que ce roman de Guéorgui Gospodinov traitait au départ d'Alzheimer, je ne m'y serais probablement pas aventurée, et pourtant, même quand je m'en suis rendu compte, je prenais vraiment plaisir à ma lecture. Le ton principal n'était pas à l'humour, mais le style narratif était quand même drôle d'une certaine façon - humour bulgare ? - avec quelques délires assez truculents. Rien de plombant en tout cas. Les réflexions suscitées autour du passé et des souvenirs ouvraient même des perspectives, et il y avait des phrases à méditer fabuleuses, comme "ceux qui vivent désormais uniquement dans le présent de leur passé."
Au départ, c'est assez terre à terre, avec des idées assez réalistes pour pallier Alzheimer. Créer des cliniques du passé à des fins thérapeutiques, avec des chambres qui reconstituent toute une époque et dans lesquelles les malades vivraient le présent dans le passé de façon concrète, ce qu'ils vivent déjà dans leur état. Cet "espace synchronisé avec leur temporalité intérieure" devrait stimuler des souvenirs pour certains, la parole pour d'autres, et leur permettre de manière plus générale de renouer des liens avec les objets, les gens, la famille.
Petit à petit se créent des campus et des villages du passé, des reconstitutions du passé à une échelle plus grande mais toujours humaine, cadrée. Puis cette idée de vivre dans le passé finit par séduire les bien-portants et là, on bascule dans une situation totalement surréaliste ! Chaque pays, ne voyant plus de solutions dans l'avenir, veut s'échapper dans le passé afin de se donner quelques délais avant d'affronter l'inéluctable. Le passé se propage alors tel un virus.
"La tâche à accomplir était la suivante. Comment gagner un peu de temps à venir lorsqu'on est confronté à un déficit aigu d'avenir. La réponse était toute simple : en revenant un peu en arrière. S'il est quelque chose de sûr, c'est le passé. Cinquante ans en arrière sont plus sûrs que cinquante ans à venir."
"Oui, c'est du déjà-vécu, c'est peut-être de l'avenir de "seconde main", mais c'est de l'avenir quand même. C'est toujours mieux que le néant, qui est béant. Puisqu'une Europe de l'avenir est impossible, choisissons une Europe du passé. C'est simple, quand on n'a pas d'avenir, on vote pour le passé."
Des référendums s'organisent à l'échelle européenne, mettant en opposition différents partis. Chaque pays finit par se choisir une décennie du passé, correspondant généralement à leurs années fastes. On se retrouve alors avec une Europe divisée en époques différentes, nécessitant la constitution d'alliances temporelles et, bien sûr, une nouvelle carte de l'Europe (cf. image ci-contre). Les anciens guides touristiques doivent être remplacés par de nouveaux "guides temporels". Et on parle dorénavant d'une Union européenne du passé commun, face à laquelle la Grande-Brexitagne doit se positionner.
Cette partie-là de l'intrigue était franchement cocasse, avec des délires savoureux et très inventifs de la part de l'auteur.
Cette plongée dans le passé sert aussi de prétexte à Gospodinov pour partager la culture de son pays et raconter l'histoire de la Bulgarie par bribes, anecdotes et souvenirs, ce qui était fort intéressant et instructif.
J'ai beaucoup aimé ce roman jusqu'à l'avant-dernière partie, la dernière partant dans des élucubrations hallucinées sur la fin, des réflexions un peu perchées qui m'ont perdue et désintéressée. Et j'ai adoré la notion d'abritemps (dans le sens, abri du temps, mais aussi refuge contre le temps) qui est d'ailleurs plus proche du titre original.
Je pensais au départ que c'était un roman d'anticipation. Il est plutôt présenté par moment comme un roman de politique fantastique. En réalité, je trouve que c'est le genre de roman inclassable ou pouvant correspondre à plusieurs genres, avec une veine imaginaire indiscutable.
Quelques extraits
"Le passé n'est pas seulement ce qui nous est arrivé. Parfois, c'est ce qu'on n'a fait qu'inventer."
"Dans la Jeep est assise ma mère, moi je suis dans ma mère, le chauffeur est mon père. On est partis pour que je naisse."
"Avec la tombée de la nuit se répandit une forte odeur de poivrons grillés, mon odeur favorite et la plus bulgare qui soit. Si je suis patriote de quelque chose, c'est de cette odeur : de poivrons grillés au soir tombant."
"Tôt ou tard, toutes les utopies se transforment en romans historiques."
Intègre le Défi lecture 2023 (22/30/100) => catégorie 66 (livre dont une scène se déroule dans un hôpital)
L'auteur
Guéorgui Gospodinov est né en 1968 à Yambol, en Bulgarie. Poète, nouvelliste et romancier, il y est extrêmement célèbre. Son oeuvre est régulièrement traduite dans une quarantaine de langues.
Oui, les bulgares, ou alors c'est juste cet auteur? En tout cas le côté inclassable m'attire.
RépondreSupprimerJe n'ai pas assez lu d'auteurs bulgares pour savoir si c'est un cas unique. Ça donne envie de creuser un peu plus côté littérature bulgare.^^
SupprimerJe ne pense pas que j'adhèrerais vraiment à ce genre de roman. Trop alambiqué peut-être.
RépondreSupprimerJ'ai trouvé que ça se lisait plutôt bien. L'intrigue se déroulait de façon limpide, fluide et cohérente en tout cas. Mais je conçois que le résumé puisse laisser sceptique.;)
Supprimeroh oui il est aussi dans mes livres a lire.....oohhh malgre la derniere partie cela me tente....
RépondreSupprimerLa dernière partie est assez anecdotique dans l'ensemble de l'intrigue. On peut très facilement passer outre. Le reste vaut absolument le détour.;)
SupprimerEncore une trouvaille intéressante !
RépondreSupprimerOui, je ne m'attendais pas à ce que ça le soit à ce point.:)
Supprimer"politique fantastique", ça me fait peur, ça.
RépondreSupprimerC'est toujours un peu fantastique la politique, non ?^^
SupprimerJe vais passer malgré tes points positifs. Plus de place (dans ma tête, dans ma valise, dans ma PAL) ^^
RépondreSupprimerJ'ai des périodes comme ça aussi.;)
SupprimerCela pourrait bien me plaire, merci pour la découverte.
RépondreSupprimerAvec plaisir ! Curieuse de ton avis si tu le lis.
SupprimerTon billet est alléchant ! Malgré tes réserves sur la dernière partie, je pense que ce roman a tout pour me plaire ! Et je n'en n'avais jamais entendu parler !
RépondreSupprimerAh ? Je ne pensais pas que le pitch te parlerait alors ton intérêt pour ce livre est une plutôt bonne surprise !^^ J'espère te lire prochainement à ce sujet.;)
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