LA TOUR

OU UN CHIEN À CHINATOWN

Repéré l'année dernière lors d'une LC enthousiaste entre Keisha, Je lis, je blogue et Ingannmic, et récemment dans une librairie qui avait mis un post-it "coeur" sur l'édition de poche, j'ai tout de suite su que je serais conquise par ce roman moi aussi.

Le titre ne le laissait pourtant pas présager et les premières pages encore moins alors que l'autrice, Doan Bui, nous faisait un tour d'horizon des projets d'urbanisation du 13e arrondissement de Paris dans les années 50, dont l'ambition était d'en faire la quintessence de "l'habitat moderne" et d'y attirer les familles de cadres supérieurs. Une entrée en matière plutôt rébarbative, mais pas inintéressante, et sous la plume alerte, pleine de drôlerie et d'ironie de l'autrice, j'étais déjà sous le charme. 

À la fin des années 70, la dalle des Olympiades et ses tours, prêtes à accueillir les familles françaises les plus aisées, peinent pourtant à se remplir. Ironie du sort, ce sont les réfugiés de l'Asie du Sud-Est, fuyant le régime communiste vietnamien pour les uns ou le Cambodge de Pol Pot pour les autres, qui finiront par s'y installer au début des années 80.

Une fois ce contexte posé, nous entrons dans le vif du sujet, celui qui m'avait attirée au départ, la vie de quartier, que nous suivrons au travers de la famille Truong, tout juste débarqués de leur long périple du Vietnam, des personnages aussi fictifs que la tour Melbourne (celle du titre) où ils habitent désormais, mais dont l'histoire, les épreuves, les espoirs et les désillusions font certainement écho à celles des nombreux réfugiés de l'époque.

On en apprend beaucoup sur le quotidien de ces boat people qui s'efforcent de s'adapter, non sans difficultés, à leur nouvelle vie à Paris, trouvant du réconfort dans leurs traditions et leur cuisine, un regard nostalgique tourné vers les souvenirs de leur vie au Vietnam avant la chute de Saigon en 1975. Bientôt la famille s'agrandit avec la naissance d'une petite fille, Anne-Maï. 

L'intrigue prend alors de l'ampleur, s'attachant à suivre également le sort de cette descendante d'immigrés de 2e génération, comme on dit, mais aussi d'autres locataires de la tour Melbourne, dont Ileana, une migrante roumaine à l'histoire tragique, Clément Pasquier, alias l'Homme-Chien (quelle histoire délirante celle-là, je ne m'en suis pas encore remise !! 😆), et de quelques personnages périphériques en lien avec les habitants de la tour, dont Virgile, le Sénégalais, le maître des histoires, ou encore Armelle Trudaine, une bourgeoise type 16e, et j'en passe. Toute une galerie de personnages formidablement croqués, aux histoires souvent dramatiques, mais l'humour et la dérision de l'autrice arrivaient à en désamorcer la tension et j'avais plus souvent le (sou)rire aux lèvres que le moral en berne.

C'était vraiment passionnant, haletant même par moment, de suivre tous ces personnages. J'ai beaucoup aimé comment ces vies s'entrecroisaient, entre joies et tragédies, et j'ai adoré comment les histoires ont fini par se rejoindre, sans qu'on s'y attende vraiment, de façon subtile et ingénieuse, toujours entre rires, joie, drames et aussi grands délires de la part de l'autrice. Jusqu'à la toute fin, absolument surprenante, avec attention spoiler cette vision d'un Paris futuriste en 2045. Ou encore dans les notes de bas de page qui complètent délicieusement le récit, très instructives, mais aussi souvent très drôles. J'ai particulièrement adoré quand l'autrice s'est mise en scène*, faisant là encore preuve d'un grand sens de l'autodérision.

* "Il s'agit d'une journaliste dénommée Doan Bui qui, notons-le, ne fait pas honneur à sa profession [...]."

J'ai adoré la plume de l'autrice, son écriture fluide et savoureuse, son humour un peu piquant, imprégné de malice et d'ironie, et ses grands délires inattendus, tout ce que j'aime ! Une autrice vraiment surprenante, une belle révélation pour moi. Elle dépeint aussi férocement les petits travers humains et les maux de notre société, ne ménageant ainsi personne, mais on sent une certaine tendresse tout de même pour ses personnages.

Enfin, ce roman m'a marquée parce que j'ai réalisé que je n'avais pas pris la pleine mesure des histoires derrière les murs, des tours certes, mais aussi des restaurants, des salons de massage et de tous ces lieux associés à la communauté asiatique à Paris.

J'ai trouvé ces histoires très réalistes et bouleversantes malgré tous les délires (bienvenus) de l'autrice.^^ Pour moi, tous ces personnages ont existé - le temps de ma lecture du moins - et je m'y suis fortement attachée.

Un ré-gal ! Mon premier coup de coeur de l'année !

Extraits

"L'imparfait du subjonctif ne servait à rien, ou pas grand-chose, et c'est son inutilité même qui subjuguait Victor Truong.

L'inutilité était la définition même de l'élégance. Le français était une langue de riches qui pouvait se permettre l'inutilité."

"Elle avait cherché les siens dans les livres. En vain. La littérature n'était pas faite pour les gens comme eux. Les immigrés."

Lu dans le cadre des

Intègre aussi le Défi lecture 2024 (11/30/100) => catégorie 78 (livre dont l'histoire se déroule majoritairement dans une habitation collective) (tour avec plusieurs appartements ici).

L'autrice

Doan Bui, née au Mans en 1974, est une journaliste française, autrice, essayiste et scénariste de bande dessinée.