jeudi 15 février 2024

LUNE DE PAPIER


traduit du japonais par Sophie Refle

De l'autrice, Mitsuyo Kakuta, j'avais beaucoup aimé La Cigale du huitième jour qui m'avait frappée par la justesse du ton et du rythme de l'intrigue. J'avais aimé la fluidité du récit et ce soin tout japonais pour raconter une histoire. J'étais donc ravie de retrouver tout ce qui m'avait plu chez elle ici, dans une intrigue où elle a pourtant su se renouveler.

Ici, nous avons encore une femme en cavale, non pas pour avoir enlevé un bébé comme dans le roman précédent, mais pour avoir mis en place une escroquerie de grande ampleur : rien moins qu'un détournement de fonds (une somme colossale) dans la banque où elle travaillait. Enfin, en cavale, pas vraiment, mais Rika a dû fuir le Japon et se terrer en Thaïlande où débute l'intrigue. Elle n'est pas non plus gangster dans l'âme comme on pourrait le penser, mais les circonstances l'ont amenée, presque à l'insu de son plein gré comme on ne dit pas, à commettre des malversations. 

Rika est, en effet (au début du moins), une femme japonaise tout ce qu'il y a de plus ordinaire. Mariée après ses études, une vie de couple normal, l'attente d'un enfant qui comblerait sa vie conjugale. Le modèle parfait prescrit par la société en somme. Sauf que d'enfant, il n'en vient point et devant l'évidence, elle se retrouve subitement à mener une vie maritale dépourvue d'objectifs. Elle réintègre donc le monde du travail pour s'occuper et avoir une vie sociale, et petit à petit, prend goût à l'autonomie financière ainsi acquise. Responsable de clientèle dans une banque, elle vend des produits d'épargne à des personnes âgées qui, au fil des relations, lui font entièrement confiance.
Un jour, tout bascule. De plus en plus dépensière, elle "emprunte" l'argent de ses clients à leur insu, pensant pouvoir le leur rendre plus tard, puis prise dans un engrenage dont elle ne peut plus s'extirper, s'enlise en commettant des malversations et en émettant des faux certificats de dépôt.
Parallèlement, les relations avec son mari se dégradent, mais de façon presque imperceptible. Ignorant de ses magouilles, pour lui, les apparences sont sauves. Il lui est toujours supérieur (et le fait savoir) par son travail et son salaire, et lui concède ce qu'il considère comme un passe-temps et de l'argent de poche. Il ignore aussi qu'elle a un jeune amant qui bouleverse quelque peu sa vie.

J'ai beaucoup aimé la façon dont l'autrice a développé son intrigue, calmement, avec ce soin tout japonais que j'évoquais plus haut, et la logique implacable avec laquelle les faits se succédaient, de façon quasi inéluctable. C'est comme une pelote de laine qui se délie peu à peu une fois une qu'on a tiré sur le fil. On ne peut que se laisser emporter par l'emprise hypnotique de son déroulement. De même, l'intrigue se dénoue tranquillement et de façon hypnotique vers son issue fatale.
À l'histoire de Rika se greffent également celles d'autres personnages l'ayant connue et dont les histoires font écho à la sienne, sans lui ressembler tout à fait, mais elles illustrent tout autant les maux de la société japonaise, une société étranglée par les règles, les devoirs, les apparences et qui inflige une vie de renoncement.
Mais celles qui se libèrent du moule et du sentiment de culpabilité, en ressortent-elles indemnes pour autant ? 
"Dans ces moments-là, elle avait le sentiment d'être devenue quelqu'un de spécial, à qui tout était indifférent, que rien n'affectait. [...] Le plaisir qu'elle ressentait ressemblait à la toute-puissance de ce fameux matin à Tokyo. Ce sentiment de faire partie des élus, de pouvoir aller où elle le souhaitait, d'être capable d'obtenir ce qu'elle voulait." 
"Avait-elle ce sentiment parce qu'elle avait obtenu quelque chose ? Ou au contraire parce qu'elle avait perdu quelque chose ?"
Un roman à la force tranquille qui m'a laissée un peu groggy, comme si je sortais d'une autre dimension.

Extraits
"Dès le collège, Yûko avait trouvé Rika belle, non pas d'une beauté ravissante, mais fraîche comme un savon neuf." (j'adore ce genre de comparaisons insolites !)

"Mais alors ça serait quoi, mon travail ? Y en a-t-il qui permettent de prendre un mois de vacances ?"(oui, on a beaucoup de chance en France 😅)


Intègre le Défi lecture 2024 (4/30/100) => catégorie 42 (personnage dont on ne voit pas le visage sur la couverture).

22 commentaires:

  1. C'est tout à fait juste ce que tu dis sur la construction du roman : les faits qui se succèdent et s'imbriquent, d'abord de manière imperceptible, mais inéluctablement. J'ai trouvé ça brillant.

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    1. Oui, l'histoire en devient étrangement fascinante. J'ai attendu ton avis avec beaucoup de curiosité car j'aime beaucoup cette autrice et on ne sait jamais comment vont être perçues les premières lectures. Ton enthousiasme m'a rassurée.^^

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  2. Tu m'as intriguée avec l'histoire de cette femme qui tombe dans l'engrenage de l'escroquerie. La dimension critique de la société japonaise a l'air également intéressante.

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    1. C'est franchement une bonne pioche, sur un thème finalement assez original car assez peu exploité dans les romans, du moins pas sous cet angle de vue.

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  3. Toi et je lis je blogue ont l'air d'avoir fait une bonne pioche.

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    1. Oui, et Sunalee aussi, qui a proposé la LC. Elle a bien fait.:)

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  4. erreur de conjugaison, horreur!
    A la bibli il n'y a que Celle de l'autre rive.

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    1. Ahaha, c'est peut-être avec le pseudo de Je lis, je blogue - toi, je , elles, ça s'est mélangé.^^ Je n'ai pas lu celui de ta bibli, mais apparemment, ce n'est pas son meilleur...

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  5. Je ne l'ai pas lu, celui-ci, contrairement à La cigale du huitième jour et Celle de l'autre rive. Je vois que vous avez aimé toutes les trois, tant mieux !

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    1. Ah oui, tu as déjà bien expérimenté l'autrice alors.:) Sunalee n'a pas trop aimé Celle de l'autre rive que je n'ai pas lu, donc j'hésite à m'y risquer, mais je suis assez tentée par un autre de ses romans, La maison dans l'arbre.

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  6. Tu évoques la tension du récit, écrit en toute fluidité. C'est une chose dont je ne parle pas dans mon billet, mais c'est en effet important, c'est un livre qu'on ne lâche plus après un moment.
    Merci pour la lecture commune !

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    1. Oui, la construction narrative rend la lecture de ce récit fascinante et hypnotique, ça m'a marquée.:) De mon côté, j'avais un paragraphe sur le rapport des Japonais(es) à l'argent dans mon billet, un des thèmes principaux dont tu parles dans le tien, mais j'ai fait le choix de l'enlever car j'avais trop de réflexions à ce sujet et ça commençait à partir dans tous les sens.^^
      Merci à toi d'avoir proposé cette LC !

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  7. Quels extraits bien choisis (et pleisn de fraîcheur ah ah) ! On mesure le fossé entre le Japon et la France dans le monde du travail...

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    1. Oui, il y a quelques bonnes trouvailles de l'autrice dans les formules et c'est aussi ce qui fait le charme de ce roman.:) Et côté dépaysement culturel, on est assez bien servi.^^

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  8. oh cela donne vraiment envie...oohhhh

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  9. Une auteure dont je m'empresse de noter le nom. J'espère que ma BM aura au moins un de ses romans.

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  10. Je n'ai pas lu japonais depuis un bon moment et celui-ci a l'air intéressant. Je note au moins le nom de l'autrice.

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  11. Je l'ai vu sur un autre blog. La couverture marque. Comme je ne lis plus d'auteurs asiatiques (je n'en ai pas lu beaucoup), je ne crois pas que je lirai ce roman...
    bon weekend

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    1. Je n'aurais pas pensé que tu aurais été tenté.;)

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