MÉMOIRES D'UNE JEUNE FILLE RANGÉE
Simone de Beauvoir, je ne pensais pas la lire un jour. Je la connaissais mal en réalité et je l'assimilais un peu à ces femmes de lettres bourgeoises ayant eu quelques fulgurances littéraires et philosophiques véhiculant des propos d'un autre temps, passablement blablateux et barbants, peut-être un peu intimidants quand même, et dont je n'étais pas convaincue qu'ils me parleraient vraiment. Certes, elle était liée à Sartre, mais même.
Et puis je suis tombée sur le billet de Violette au même moment où je lisais Le Puits de solitude de Radclyffe Hall et que le début du 20è siècle m'apparaissait plus fascinant que je ne le pensais en terme d'émergence des pensées des femmes dévoilées sans fard. Quelque chose comme un cri du coeur qui déborde face aux paradoxes, aux incohérences des conventions sociales, au formalisme d'une époque qui entretient et s'accommode de clichés de longue date.
Ces Mémoires d'une jeune fille rangée se sont d'un coup imposées à moi comme une lecture urgente.
Ce passage en particulier avait achevé de me convaincre :
"Papa disait volontiers : "Simone a un cerveau d'homme. Simone est un homme." Pourtant on me traitait en fille."
Rien de révolutionnaire ou de revendicateur au nom de tous, ceci dit, dans le ton. C'est ce qui m'a plu, entre autres. Ce livre est le témoignage d'une femme, qui ne parle pas au nom des autres, ou défendrait une cause. Elle relate "simplement" son expérience à elle de façon posée et lucide. Simone de Beauvoir raconte son enfance et sa prime jeunesse dans un milieu conventionnel bourgeois, sans jugement ni rien de démonstratif. Rien que les faits et ses états d'âme, ses aspirations et le bouillonnement dans sa tête, presque comme à confesse, où elle se livrerait et dirait, je ne sais pas si c'est bien, si c'est mal, mais c'est ainsi. Voilà ce que je vis, voilà ce que je ressens, voilà ce que je veux.
Bien sûr, à travers ces mémoires, elle expose tout particulièrement un milieu social et une certaine éducation qui nous paraît hallucinante aujourd'hui, et c'est ce qui est particulièrement intéressant aussi.
"Partout je rencontrais des contraintes, nulle part la nécessité."
"Dans mon milieu, on trouvait alors incongru qu'une jeune fille fît des études poussées; prendre un métier, c'était déchoir. Il va de soi que mon père était vigoureusement anti-féministe; [...] il estimait que la place de la femme est au foyer et dans les salons.
"Jacques et ses camarades lisaient les vrais livres, ils étaient au courant des vrais problèmes; ils vivaient à ciel ouvert : on me confinait dans une nursery. [...] Ils avaient pour professeurs des hommes brillants d'intelligence qui leur livraient la connaissance dans son intacte splendeur. Mes vieilles institutrices ne me la communiquaient qu'expurgée, affadie, défraîchie. On me nourrissait d'ersatz et on me retenait en cage."
"Mon éducation m'avait convaincue de l'infériorité intellectuelle de mon sexe, qu'admettaient beaucoup de mes congénères."
En dehors de ces considérations, ces mémoires retracent l'évolution somme toute classique de l'enfance à l'âge adulte, en passant par l'adolescence, avec les interrogations et les bouleversements inhérents à ces étapes de la vie, et qui reflètent également l'époque, le milieu social et une certaine façon de penser que j'ai trouvée parfois assez amusante.
"Quand on a aimé ses parents pendant vingt ans, comment peut-on, sans mourir de douleur, les quitter pour suivre un inconnu ? et comment peut-on, alors qu'on s'est passé de lui pendant vingt ans, se mettre à aimer du jour au lendemain un homme qui ne vous est rien ?"
"Je n'y voyais pas une servitude, car maman n'avait rien d'une opprimée; c'était la promiscuité qui me rebutait. "Le soir, au lit, on ne peut même pas pleurer tranquillement si on en a envie !" me disais-je avec effroi."
Mais ce qui m'a rendu Simone de Beauvoir particulièrement sympathique et attachante, c'est que c'était quand même un sacré esprit décalé, non seulement avec la façon de penser de son milieu, mais également avec son temps. Un esprit tourmenté, dès l'enfance déjà, mais encore plus à vingt ans. Sa façon de s'extraire des amusements de son âge et des superficialités au profit de ses études et de se poser trop de questions en font franchement un sacré personnage, "d'une vitalité fougueuse et un extrémisme auquel elle n'a jamais tout à fait renoncé". Et j'ai vraiment beaucoup aimé cette personnalité détonnante doté d'un sacré caractère. Une vraie cérébrale absolument fascinante !
C'est aussi un témoignage qui prouve (sans le démontrer) l'importance de l'éducation à laquelle on se donne l'accès, de l'enseignement par les livres, de la confrontation à d'autres façons de penser, qui stimulent la réflexion et bousculent les certitudes. J'ai beaucoup admiré chez Simone de Beauvoir cette réelle soif d'apprendre et de comprendre, cette dévotion à la recherche de la vérité absolue et à la compréhension de soi et des autres.
Ce qui m'a marquée également dans ce livre, c'est le style. Savoureux, tout simplement. Une écriture élégante et racée mais naturelle, qui ne sent pas l'effort. Le reflet du style d'une époque aussi.
Ce qui m'a marquée également dans ce livre, c'est le style. Savoureux, tout simplement. Une écriture élégante et racée mais naturelle, qui ne sent pas l'effort. Le reflet du style d'une époque aussi.
Il y a tant à dire sur ce livre, il se passe tant de choses en réalité. Simone raconte vraiment sa jeunesse dans le détail. Je n'évoque rien du père, de la mère, de la soeur Poupette, de son amie Zaza, de ses premiers émois, ses amitiés, ses amours (très difficile et exigeante la Simone), ses tentatives d'encanaillement (très amusant), ses études acharnées et ses rencontres avec l'élite intellectuelle de l'époque, dont Sartre à la fin de ce livre. Il y a tant de passages que j'ai surlignés. Ce livre reflète aussi le Paris d'une époque, ainsi que les idées intellectuelles du début du 20è siècle. Une véritable mine d'or de témoignages sur une époque, ce livre !
Sur Goodreads, j'avais résumé mon ressenti en ces quelques lignes :
Si la nuance de notation était possible, j'aurais mis entre 3,5 et 4 pour le plaisir de lecture. C'est un livre "exigeant", qui impose son rythme de lecture, assez dense tout de même, même si ça se laisse lire très bien. Il y a beaucoup de prises de tête chez la jeune Simone (un esprit vraiment torturé), qui peuvent fatiguer un peu (elle-même le dit), du coup, j'ai eu le sentiment d'étouffer avec elle par moment et d'être prisonnière du livre (même effet Proust). Mais l'aspect "témoignage sur une époque", de la plume d'une femme dont les idées et les aspirations se débattent avec celles de son milieu, de son éducation et de son époque, notamment en ce qui concerne la place de la femme dans la société, ça vaut son pesant d'or tout de même.
L'auteure
Simone de Beauvoir est née à Paris en 1908. Agrégée de philosophie en 1929, elle enseigna à Marseille, à Rouen et à Paris jusqu'en 1943. C'est L'Invitée (1943) qu'on doit considérer comme son véritable début littéraire. Jusqu'à sa mort, en 1986, elle a manifesté sous des formes diverses et innombrables sa solidarité avec le féminisme.
On nous les avait servis à toutes les sauces ces mémoires en 4e et en 3e : dictée, rédaction. Mais je n'ai jamais lu ce livre. On se demande pourquoi.
RépondreSupprimerLes mémoires de Beauvoir en dictée et rédaction ? Arf ! Non mais l'école a rarement su rendre les livres attrayants, c'est un peu le problème.:-) Enfin, ça dépend des profs aussi.
SupprimerJamais lu, jamais eu trop trop envie... jusqu'à ton billet, quoi.
RépondreSupprimerOui, moi un peu pareil, jusqu'au billet de Violette.:-)
SupprimerJ'ai adoré ce livre ! J'ai coutume de dire qu'il m'a sauvé la vie parce que je l'ai lu dans une période difficile et qu'il a été particulièrement éclairant. Il faudrait que je le relise, tiens !
RépondreSupprimerSauvé la vie, carrément ? Remarque, je peux comprendre. Par beaucoup d'aspects, je me suis retrouvée très proche de sa façon de penser, d'être et de voir les choses, surtout à une époque. J'avais l'impression qu'on se comprenait mutuellement, ce qui m'a fait beaucoup de bien aussi.:-)
SupprimerJ'ai beaucoup aimé ce livre j'avais cela m'avait amené à lire les biographies de Sartre et Sartre et Simone de Beauvoir
RépondreSupprimerJ'ai fait beaucoup de recherches aussi sur ces deux personnalités en cours de lecture mais sur le net. C'est vrai que ces mémoires les rendent fascinants et intrigants tous les deux.:-)
SupprimerJe peux recopier le commentaire de Keisha ?^^
RépondreSupprimerJe te renvoie à ma réponse à Keisha alors.;-)
SupprimerIshhhhhhhhhhhhhhhhh là tu tombes sur une auteure que j'affectionne plus que tout!!! J'avais adoré ce récit. "L'invitée" aussi, c'était un vrai régal. "La force de l'âge" et "La force des choses". Et puis dans les dernières années une amie, sachant que j'aime beaucoup cette auteure, m'a offert "Beauvoir in love" de Irène Frain. Et là attention..... WOWWWWWWWWWWWWW !!! Triple coup de cœur!!!
RépondreSupprimerDans celui-là ce n'est pas la mère de l'existentialisme que l'on découvre mais l'amante fraîchement débarquée à New York dans les années 40.
Elle s’envoie en l'air joliment, fait la partouze (Sartre en fera autant pendant ce temps-là à Paris! ^^), elle fréquente les bas-fonds de la ville, les boîtes de jazz et les caves enfumées à s’enfiler des whiskies, se bourre d’amphétamines. On la découvre éclatée, plus humaine que jamais.
Loin de la jeune fille rangée...
Ah si tu as l'occasion de le lire un jour je crois que tu l'aimerais beaucoup!
Ça vaut son pesant d'or comme tu dis.
Super billet, merci, ça fait plaisir!
Bisous et bon weekend, c'est tout bientôt :D
Han ! What ? Simone qui partouze, s'enfile des whiskies et se bourre d'amphétamines ? Ahaha ! Ah oui, en effet, on est loin de la jeune fille rangée.:-) Quoique, à l'époque, elle était tout de même consciente qu'elle avait un petit côté coincée qu'elle ne vivait pas si bien et elle avait même plusieurs fois tenté de se dévergonder mais sans grand succès, ça ne semblait décidément pas dans sa nature. Aaargh, j'avais recopié des extraits savoureux et assez cocasses à ce sujet mais mon billet était déjà bien trop long, j'ai dû les effacer.
SupprimerBon, même si j'étais ravie d'avoir découvert une Simone de Beauvoir à laquelle je ne m'attendais pas à travers ces mémoires, j'avoue que je n'envisageais pas de la relire de si tôt parce qu'il faut quand même la digérer, et j'ai vu que la suite de ses mémoires était assez pavéesque. Mais là, avec ton enthousiasme, tu m'as subitement donné envie de poursuivre ma découverte du personnage ! Non mais quelle sacrée femme tout de même !
Bisous, bon weekend (ça y est, on y est :D)
J'avoue que j'ai les mêmes a priori que toi avant ta lecture. Mais tu m'as plus que convaincue ! Les extraits sont supers !
RépondreSupprimerAaah tu peux te lancer en toute confiance ! Rien de blablateux ou de barbant ici, ça se laisse lire très bien.:-) En plus si tu aimes les extraits, il y a de bonnes chances pour que tu sois conquise par le reste.
SupprimerJe l'ai lu quand j'étais trop jeune pour apprécier l'étendu du texte, j'ai bien envie de le relire maintenant que j'ai grandi et que j'ai pris en maturité.
RépondreSupprimerC'est un récit que je pourrais bien relire moi aussi. Il y a tant de richesses dans les réflexions et les observations de Simone de Beauvoir que j'y reviendrais bien volontiers.
SupprimerJe n'ai jamais rien lu de cette auteure !
RépondreSupprimerBonne semaine.
Il n'est jamais trop tard.;-) Bonne semaine.
SupprimerAh, ça aussi il faudrait que je le lise un jour, maintenant que je suis un peu plus mature pour apprécier cette littérature. Et puis je pense que Simone devrait bien me parler.
RépondreSupprimerAu fait, je ne sais pas si je te l'ai déjà dis, mais tu écris vachement bien tout de même !
Oh, merci !!:-) J'espère que tu ne confonds pas mon écriture avec les extraits illustrant le style Beauvoir, hahaha !
SupprimerSinon, oui, c'est un récit à lire un jour dans sa vie, ça c'est indéniable, et je suis convaincue que tu l'apprécieras.
C'est un des livres qui m'a le plus marqué, je l'ai lu il y a quelques années, étant adulte donc, mais une jeune adulte et pas mal de passages ont fait écho aux questions que je me posais à l'époque. J'ai vraiment tout apprécié dans ce livre, l'écriture, le ton, les sujets abordés, et bien sûr toute la question autour de l'éducation m'a beaucoup intéressée.
RépondreSupprimerOui, c'est un livre qui peut parler à vraiment beaucoup de jeunes femmes, et même des ados, je trouve. Beauvoir s'épanche sur la période de son adolescence, jusqu'à ses 21 ans, ça parle forcément à ces tranches d'âge, d'une manière ou d'une autre, même si les temps ont changé. Moi je me suis beaucoup retrouvée en elle, dans sa façon de voir les choses, dans son extrémisme, à l'époque où j'étais ado, et même encore un peu aujourd'hui.:-)
SupprimerOh! Une autrice que j'aimerais lire un jour ainsi que Colette mais j'ai peur que ce soit trop difficile à lire pour la petite québécoise que je suis.
RépondreSupprimerLance-toi sans crainte ! L'écriture de Beauvoir est non seulement délicieuse mais très accessible, et puis ses mémoires touchent à l'universel par certains aspects. Ce serait dommage de se priver.
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