En début d'année (et par la suite d'ailleurs), en parcourant les librairies, sans forcément chercher à enrichir ma PAL dans ce rayon, mon oeil tombait immanquablement sur des suggestions de lectures maritimes dont j'ignorais l'existence jusque là, à tel point que j'avais l'impression d'être envahie. Je ne voyais plus que ça !
C'est ainsi que ce roman court, récemment réédité par Gallimard dans la collection l'Imaginaire, s'est retrouvé entre mes mains. Le titre, qui augurait un conte merveilleux, avait attiré mon oeil en premier. J'ai été rapidement détrompée par la quatrième de couv qui annonçait une intrigue autour du phare d'Ar-Men. Ça alors ! Quelle coïncidence ! Moi qui étais justement dans un book trip en mer ! Encore plus déroutant, il s'agissait d'un classique français dont je n'avais jamais entendu parler et qui était pourtant présenté comme un "chef-d'oeuvre de la littérature fin-de-siècle", "terrible et puissant", qui "a créé le scandale dès 1899." (!!!) J'étais aussi intriguée par le pseudonyme de l'autrice, Rachilde, inconnue de mes services, qui inscrivait sur ses cartes de visite : "homme de lettres" ! Il n'en fallait pas plus (mais c'était déjà énorme) pour me convaincre de l'embarquer.
Si les avis que j'ai parcourus rapidement sur Babelio parlaient d'une "formidable et inoubliable lecture", d'une "oeuvre étrange et inclassable à découvrir d'urgence", beaucoup alertaient en même temps du caractère quelque peu plombant, glauque, "écoeurant, puis répugnant pour de bon de l'intrigue" qui semblait révéler une fascination pour le morbide. "Terrible et puissant, parce que rien ne nous y est épargné sans que l'on puisse s'en défendre."
Ah ? Génial mais écoeurant ? Encore plus curieuse de ce combo insolite même si j'appréhendais un peu cette lecture du coup.
J'ai été très surprise par le style narratif au début, peu littéraire, quelque peu familier même ("d'où qu'on voyait" 😮), mais c'était le niveau de langage du narrateur, un jeune marin. Ouf ! L'écriture est résolument moderne cela dit, plus que je ne m'y attendais, tout en étant soignée et maîtrisée, et j'ai en réalité été très rapidement épatée par la plume de Rachilde, vive et imagée, qui saisit l'imagination de manière troublante, par son sens de la narration et encore plus par son intérêt et sa connaissance du sujet, du quotidien des gardiens du phare d'Ar-Men, à croire qu'elle y avait fait un stage 😆 (non, "juste" de nombreuses recherches).
Le jeune Jean Maleux, après plusieurs années à parcourir les mers sans avenir prometteur, se voit enfin attribuer le poste dont il rêvait. Un poste "à terre", bien ancré "au sol" et relevant d'une grande responsabilité : gardien de phare ! Il ne comprend pas quand les autres marins semblent plutôt le plaindre. C'est qu'il s'agit d'Ar-Men, un phare isolé de tout, planté sur un rocher de dimensions à peine plus larges, au milieu d'une mer toujours houleuse. Mais le plus inquiétant, c'est le gardien-chef, Mathurin Barnabas, un vieux loup de mer à la sombre réputation. Le précédent apprenti que notre jeune marin remplace serait d'ailleurs mort dans des circonstances suspectes.
Peu importe, Jean Maleux débarque à Ar-Men enthousiaste. Certes, il a vu accueil plus chaleureux et nid plus douillet, mais il en faut plus pour le démotiver. Son devoir est d'assurer l'entretien des feux pour guider les navires au large d'Ouessant et il compte bien ne pas y faillir. N'empêche, le vieux Barnabas a tout de l'animal sauvage, est un poil crado et n'est pas très communicatif. Au quotidien, sans autre compagnie, ça peut finir par être pesant. Et quand Maleux le surprend un soir en train de chantonner d'une voix de femme "🎵la tour d'amou-ou-our...🎵", de façon un peu flippante, oui, il commence à se poser des questions.
Et cette mer qui gronde tout autour sans discontinuer, personnage à part entière dans ce huis clos qui devient de plus en plus oppressant, fascine autant qu'elle horrifie.
On se méfie de ce vieux gardien-chef quelque peu sinistre. On s'inquiète pour son jeune aide dont on sent l'assurance des premiers jours vaciller. Quel métier cauchemardesque, gardien de phare, surtout de celui-ci, placé au pire des endroits ! Ils y vivent en réalité comme de véritables prisonniers, avec le sens du devoir et la conviction de servir une noble cause assez voisins de l'ordre religieux.
"L'idée fixe du devoir, c'est le commencement de la folie."
Plus que le métier de ces héros oubliés, encore que leur quotidien est assez détaillé, mettant en avant tout un savoir technique du maniement des feux du phare, c'est l'existence que mènent les gardiens de phare qui fait frissonner : des vivres assez basiques, un confort très relatif, mais surtout, la solitude, le délire du vent, la mer déchaînée...
Et quelques pages avant la fin, quel revirement assez particulier tout de même ! Ça bascule tellement dans le morbide qu'on n'a pas envie d'y croire. D'ailleurs les images invoquées ne sont jamais très claires, comme laissées dans le flou exprès, à nous de conclure ce qu'il y a à conclure. Plusieurs fois je me suis demandé, est-ce que je dois comprendre ce que je crois comprendre ou bien ? 😅
En définitive, brrrr, quelle histoire ! Je comprends mieux les avis que j'avais glanés avant lecture et je les rejoins complètement : "terrible et puissant", "une formidable et inoubliable lecture"!
Un extrait pour la route :
"Les piafs, allez voir au large si la laitue y pousse. [...] Bonsoir les oiseaux !" 😂
J'adore l'idée de cette autrice de la fin du 19e siècle écrivant cette phrase !
Ci-dessous un extrait de reportage fascinant sur la vie de gardien du phare d'Ar-Men en 1962 et qui m'a aidée à mieux visualiser les lieux et la rudesse de la vie des personnages.
LC avec Stéphanie dans le cadre d'un bookclub d'été sur Instagram proposant d'explorer le matrimoine français méconnu (j'adore l'idée de ce thème !).
Également commenté par Sandrine.
L'autrice
Marguerite Eymery - dite Rachilde - est née en 1860 en Dordogne. À ses débuts d'écrivaine, elle écrit sous pseudonyme : Jean de Childra ou Jean de Chibra, se coiffe à la garçonne, se pare de vêtements masculins et inscrit sur ses cartes de visite : "homme de lettres". Ses positions littéraires et son mépris pour les étiquettes genrées en font une pionnière complexe et originale. Héroïne de la Belle Époque, à la tête d'un salon littéraire parmi les plus influents de son temps au Mercure de France, Rachilde est peu à peu oubliée et meurt en 1953, à 93 ans, éloignée du monde littéraire.
Rien qu'avec le mot phare tu m'avais tentée ! Je ne connaissais pas du tout ce roman alors merci pour la découverte. Je ne devrais pas tarder à craquer.
RépondreSupprimerC'est drôle, on a tous des petits mots comme ça auxquels on ne résiste pas. Bon, pour "phare", tu es le premier cas que je rencontre.^^ Très curieuse de ton avis si tu le lis.
SupprimerJe ne suis pas du tout attirée par ce genre d'histoire. Ça réveille ma claustrophobie rampante .. mais tu me fais découvrir une autrice dont je n'ai jamais entendu parler.
RépondreSupprimerAh oui, c'est clair qu'il vaut mieux ne pas être claustrophobe pour aborder ce roman. L'autrice en a écrit d'autres, dont Monsieur Vénus qui m'intrigue assez.
SupprimerMerci pour la video (et fichtre, bravo aux cameramen aussi)
RépondreSupprimerOui, ils ont certainement dû passer par les cordes pour atteindre le phare. Rien que sur le bateau, je serais passée par-dessus bord depuis longtemps.😅 J'adore tomber sur ce genre d'archives !
SupprimerJe me souviens du billet de Sandrine sur la même autrice. On peut dire que vous fortes toutes les deux pour tenter les autres lecteurs ! Sur le phare Ar-Men il y a aussi la BD d'Emmanuel Lepage.
RépondreSupprimerClairement, il faut que je la lise ! Je l'ai en projet depuis un moment. Je l'avais emprunté en numérique pour l'été, mais il y avait un bug avec le fichier. Impossible à ouvrir ! Il va falloir que je passe à la bibli pour la version papier. Ce n'est peut-être pas plus mal.
SupprimerSans vouloir faire de pub, voici un lien vers mon récit sur la construction du phare d'Ar men pour Stéphane Bern
RépondreSupprimerhttps://www.europe1.fr/emissions/les-recits-de-stephane-bern/recit-la-veritable-histoire-du-phare-dar-men-lenfer-des-enfers-par-stephane-bern-4220747
Mais trop bien ! Je l'écouterai ce week-end, merci. J'adore ce genre de récits que j'arrive très bien à suivre tout en cuisinant ou autres, contrairement aux livres audio. Je rajoute le lien dans le récap du book trip.
SupprimerTu me donnes diablement envie de me replonger dans cette littérature fin de siècle qui peut être détonante ! Comme Rachilde, elle a été peu à peu oubliée, il faut dire que parfois, les histoires sont bien alambiquées et avec un fort penchant pour le morbide.
RépondreSupprimerJe me rends compte que je n'ai pas dû en lire beaucoup de cette littérature fin de siècle, mais j'en saisis bien l'esprit. Je vais un peu fouiner là-dedans. Peut-être une de mes orientations de lecture pour l'année prochaine.^^
SupprimerBonjour Fanja! J'ai déjà dû voir passer le nom de cette auteure; merci pour ce partage d'impressions de lecture, qui me donne envie d'y aller voir. Bon week-end à toi!
RépondreSupprimerBonjour Daniel, avec plaisir et ravie de t'avoir inspiré une lecture. Bon week-end !
SupprimerUn classique tu dis ?!!! complètement inconnu au bataillon ! Bon ce ne sera pas pour moi, j'ai encore 3 projets de lecture pour le challenge et après je repasserai à des préoccupations littéraires terrestres !!!
RépondreSupprimerTope-là, je ne connaissais pas non plus !... Très curieuse de tes prochaines propositions maritimes ! Moi, je resterai encore un moment entre terre et mer, je pense. J'ai vraiment pris goût à cette lecture.:)
SupprimerOui mais non....et si je te dis que Julo aussi avait fait son histoire dans un phare...sud sud sud argentin....lol (d'ailleurs j'avais bigrement aime)...vraiment tu es faite pour lire du JV.....en tout cas je passe pour Rachilde....;)
RépondreSupprimerJulo !😆 Bon, sur quoi n'a-t-il pas écrit ? Ça va être plus simple, haha !
Supprimerhahaha ouiii....faut dire que sa bibliographie est grande....;)
SupprimerElle est impressionnante !
SupprimerBonjour Fanja
RépondreSupprimerJ'ai "déroulé un fil" à partir du complément de ton article: après avoir visionné tout le reportage sur Jean-Pierre Abraham, j'ai eu envie de savoir ce que celui-ci était devenu...
Une page Wikipédia lui est consacrée (il est mort en 2003, peu de temps après avoir pris sa retraite). Il n'est pas resté très longtemps gardien de phare à Ar-Men, mais a aussi travaillé pour l'école de voile des Glénans, mené une carrière d'écrivain (et travaillé pour une Maison d'édition...).
Il semble avoir réussi sa vie, comme il disait...
(s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola
Bonsoir, mais quelle bonne idée cette recherche ! Je n'avais pas poussé plus loin, entre autres parce que je n'avais pas lu le descriptif de la vidéo (l'ayant vu sur une autre site de streaming sans aucun commentaire) et je n'avais donc pas noté que cet homme avait eu une carrière d'écrivain. Ça m'a beaucoup amusée, l'anecdote sur celle qui est devenue son épouse en l'apostrophant d'un « mais qu'est-ce que vous foutez là-haut » dans une lettre.😆
SupprimerJe crois que je n'ai jamais lu de livre se passant dans un phare, mais j'ai été marquée par le film de Robert Eggers, The Lighthouse (2019) - un huis-clos un peu ennuyeux par moments, entièrement tourné en noir et blanc, qui tourne au thriller psychologique.
RépondreSupprimerJ'ai l'impression que les phares sont des lieux propices aux thrillers psychologiques (et aux huis clos, bien évidemment^^).
SupprimerJ'avoue que le thème de l'enfermement dans un phare au bout du monde ne me tente pas spécialement. Et je pense que je n'aimerais pas trop ce huis-clos avec le gardien du phare. Trop angoissant...
RépondreSupprimerCe ne sont pas des thèmes très engageants, c'est sûr, mais ici, l'autrice a sû en tirer une intrigue captivante et saisissante dont j'ai tourné les pages avec plaisir. Mais je comprends qu'on préfère rester à quai et bien entouré.:)
SupprimerTiens, il a aussi été proposé par Moka pour l'activité sur le monde du travail : https://aumilieudeslivres.wordpress.com/2024/08/20/la-tour-damour-rachilde/
RépondreSupprimerPas très tentée par ce titre, mais je vais en revanche aller écouter le podcast écrit par Sandrine !
Oh je vais aller voir ce billet ! Je ne l'ai vu que chez Sandrine sur les blogs, mais il a été pas mal lu sur Instagram cet été. J'ai prévu aussi d'écouter le podcast demain.:)
SupprimerJamais jamais entendu parler ! et ma bibli non plus apparemment -méga gros soupir :)
RépondreSupprimerTrès peu de gens en ont entendu parler finalement, mais je suis contente de voir qu'il a quand même été un peu lu sur la blogo et sur Insta cette année.
SupprimerLivre et auteur inconnus, mais tu ne me donnes pas envie de découvrir ce roman en tout cas...
RépondreSupprimerJe confirme, ce n'est pas du tout dans ta zone de confort.;)
SupprimerBonjour Fanja. Je n'avais jamais entendu parler de ce roman ni de cet auteur et j'aimerais bien le lire. Bonne journée
RépondreSupprimerTrès curieuse de ton avis si tu le lis. J'espère que tu l'apprécieras au moins autant que moi.:)
SupprimerJe l'ai lu et commenté il y a quelques années. Tu m'as fait rire quand tu écris qu'il augurait un conte merveilleux ! Rien lu de plus horrible ! Tu comprends le scandale ! Mais quel style, je suis comme toi épatée par son talent ! Oui, décidément les phares ont inspiré des livres troublants !
RépondreSupprimerOui, on était bien loin du conte merveilleux.^^ Quoique ça avait quelques airs de Barbe-Bleue, haha ! Et on est bien d'accord, quel talent narratif, cette Rachilde ! Je pense que ce ne sera pas mon dernier de l'autrice.
SupprimerJe craignais un style un peu poussiéreux mais il semble que ce ne soit pas du tout le cas ! Les phares, ça me fait rêver moi aussi, mais de loin (ou plutôt d'en-bas) car tous ces escaliers, c'est trop pour moi !
RépondreSupprimerAhaha, au moins ça leur permettait de faire un peu d'exercice. Et rien de poussiéreux dans le style de Rachilde, je confirme.
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